Le Chevalier de Maison-Rouge. Alexandre Dumas

Le Chevalier de Maison-Rouge - Alexandre  Dumas


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remettre dans votre chemin? s’écria Dixmer; vous quitter? Ah! non pas, non pas! je donne ou plutôt, mon associé et moi, nous donnons ce soir à souper aux braves garçons qui voulaient vous égorger tout à l’heure. Je compte bien vous faire souper avec eux pour que vous voyiez qu’ils ne sont point si diables qu’ils en ont l’air.

      – Mais, dit Maurice au comble de la joie de rester quelques heures près de Geneviève, je ne sais vraiment si je dois accepter.

      – Comment! si vous devez accepter, dit Dixmer; je le crois bien: ce sont de bons et francs patriotes comme vous; d’ailleurs, je ne croirai que vous m’avez pardonné que lorsque nous aurons rompu le pain ensemble.

      Geneviève ne disait pas un mot. Maurice était au supplice.

      – C’est qu’en vérité, balbutia le jeune homme, je crains de vous gêner, citoyen… Ce costume… ma mauvaise mine…

      Geneviève le regarda timidement.

      – Nous offrons de bon cœur, dit-elle.

      – J’accepte, citoyenne, répondit Maurice en s’inclinant.

      – Eh bien, je vais rassurer nos compagnons, dit le maître tanneur; chauffez-vous en attendant, cher ami.

      Il sortit. Maurice et Geneviève restèrent seuls.

      – Ah! monsieur, dit la jeune femme avec un accent auquel elle essayait inutilement de donner le ton du reproche, vous avez manqué à votre parole, vous avez été indiscret.

      – Quoi! madame, s’écria Maurice, vous aurais-je compromise? Ah! dans ce cas, pardonnez-moi; je me retire, et jamais…

      – Dieu! s’écria-t-elle en se levant, vous êtes blessé à la poitrine! votre chemise est toute teinte de sang!

      En effet, sur la chemise si fine et si blanche de Maurice, chemise qui faisait un étrange contraste avec ses habits grossiers, une large plaque de rouge s’était étendue et avait séché.

      – Oh! n’ayez aucune inquiétude, madame, dit le jeune homme; un des contrebandiers m’a piqué avec son poignard.

      Geneviève pâlit, et lui prenant la main:

      – Pardonnez-moi, murmura-t-elle, le mal qu’on vous a fait; vous m’avez sauvé la vie, et j’ai failli être cause de votre mort.

      – Ne suis-je pas bien récompensé en vous retrouvant? car, n’est-ce pas, vous n’avez pas cru un instant que ce fût une autre que vous que je cherchais?

      – Venez avec moi, interrompit Geneviève, je vous donnerai du linge… Il ne faut pas que nos convives vous voient en cet état: ce serait pour eux un reproche trop terrible.

      – Je vous gêne bien, n’est-ce pas? répliqua Maurice en soupirant.

      – Pas du tout, j’accomplis un devoir.

      Et elle ajouta:

      – Je l’accomplis même avec grand plaisir.

      Geneviève conduisit alors Maurice vers un grand cabinet de toilette d’une élégance et d’une distinction qu’il ne s’attendait pas à trouver dans la maison d’un maître tanneur. Il est vrai que ce maître tanneur paraissait millionnaire.

      Puis elle ouvrit toutes les armoires.

      – Prenez, dit-elle, vous êtes chez vous.

      Et elle se retira. Quand Maurice sortit, il trouva Dixmer, qui était revenu.

      – Allons, allons, dit-il, à table! on n’attend plus que vous.

      IX. Le souper

      Lorsque Maurice entra avec Dixmer et Geneviève dans la salle à manger, située dans le corps de bâtiment où on l’avait conduit d’abord, le souper était tout dressé, mais la salle était encore vide.

      Il vit entrer successivement tous les convives au nombre de six.

      C’étaient tous des hommes d’un extérieur agréable, jeunes pour la plupart, vêtus à la mode du jour; deux ou trois même avaient la carmagnole et le bonnet rouge.

      Dixmer leur présenta Maurice en énonçant ses titres et qualités.

      Puis, se retournant vers Maurice:

      – Vous voyez, dit-il, citoyen Lindey, toutes les personnes qui m’aident dans mon commerce. Grâce au temps où nous vivons, grâce aux principes révolutionnaires qui ont effacé la distance, nous vivons tous sur le pied de la plus sainte égalité. Tous les jours la même table nous réunit deux fois, et je suis heureux que vous ayez bien voulu partager notre repas de famille. Allons, à table, citoyens, à table!

      – Et… M. Morand, dit timidement Geneviève, ne l’attendons-nous pas?

      – Ah! c’est vrai, répondit Dixmer. Le citoyen Morand, dont je vous ai déjà parlé, citoyen Lindey, est mon associé. C’est lui qui est chargé, si je puis le dire, de la partie morale de la maison; il fait les écritures, tient la caisse, règle les factures, donne et reçoit l’argent, ce qui fait que c’est celui de nous tous qui a le plus de besogne. Il en résulte qu’il est quelquefois en retard. Je vais le faire prévenir.

      En ce moment la porte s’ouvrit et le citoyen Morand entra.

      C’était un homme de petite taille, brun, aux sourcils épais; des lunettes vertes, comme en portent les hommes dont la vue est fatiguée par le travail, cachaient ses yeux noirs, mais n’empêchaient pas l’étincelle d’en jaillir. Aux premiers mots qu’il dit, Maurice reconnut cette voix douce et impérieuse à la fois qui avait été constamment, dans cette terrible discussion dont il avait été victime, pour les voies de douceur; il était vêtu d’un habit brun à larges boutons, d’une veste de soie blanche, et son jabot assez fin fut souvent, pendant le souper, tourmenté par une main dont Maurice, sans doute parce que c’était celle d’un marchand tanneur, admira la blancheur et la délicatesse.

      On prit place. Le citoyen Morand fut placé à la droite de Geneviève, Maurice à sa gauche; Dixmer s’assit en face de sa femme; les autres convives prirent indifféremment leur poste autour d’une table oblongue.

      Le souper était recherché: Dixmer avait un appétit d’industriel et faisait, avec beaucoup de bonhomie, les honneurs de sa table. Les ouvriers, ou ceux qui passaient pour tels, lui faisaient, sous ce rapport, bonne et franche compagnie. Le citoyen Morand parlait peu, mangeait moins encore, ne buvait presque pas et riait rarement; Maurice, peut-être à cause des souvenirs que lui rappelait sa voix, éprouva bientôt pour lui une vive sympathie; seulement, il était en doute sur son âge, et ce doute l’inquiétait; tantôt il le prenait pour un homme de quarante à quarante-cinq ans, et tantôt pour un tout jeune homme.

      Dixmer se crut, en se mettant à table, obligé de donner à ses convives une sorte de raison à l’admission d’un étranger dans leur petit cercle.

      Il s’en acquitta en homme naïf et peu habitué à mentir; mais les convives ne paraissaient pas difficiles en matière de raisons, à ce qu’il paraît, car, malgré toute la maladresse que mit le fabricant de pelleteries dans l’introduction du jeune homme, son petit discours d’introduction satisfit tout le monde.

      Maurice le regardait avec étonnement.

      « Sur mon honneur, se disait-il en lui-même, je crois que je me trompe moi-même. Est-ce bien là le même homme qui, l’œil ardent, la voix menaçante, me poursuivait une carabine à la main, et voulait absolument me tuer, il y a trois quarts d’heure? En ce moment-là, je l’eusse pris pour un héros ou pour un assassin. Mordieu! comme l’amour des pelleteries vous transforme un homme! »

      Il y avait au fond du cœur de Maurice, tandis qu’il faisait toutes ces observations, une douleur et une joie si profondes toutes deux, que le jeune homme n’eût pu se dire au juste quelle était la situation de son âme. Il se retrouvait enfin près de cette belle inconnue qu’il avait tant cherchée. Comme il l’avait rêvé d’avance, elle portait un doux nom. Il s’enivrait du bonheur de la sentir à son côté;


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