Le comte de Monte Cristo. Alexandre Dumas

Le comte de Monte Cristo - Alexandre  Dumas


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M. Morrel, dit-il. Qu’était-ce que cet homme?

      – C’était l’armateur du Pharaon, le patron de Dantès.

      – Et quel rôle a joué cet homme dans toute cette triste affaire? demanda l’abbé.

      – Le rôle d’un homme honnête, courageux et affectionné, monsieur. Vingt fois il intercéda pour Edmond; quand l’empereur rentra, il écrivit, pria, menaça, si bien qu’à la seconde Restauration il fut fort persécuté comme bonapartiste. Dix fois, comme je vous l’ai dit, il était venu chez le père Dantès pour le retirer chez lui, et la veille ou la surveille de sa mort, je vous l’ai dit encore, il avait laissé sur la cheminée une bourse avec laquelle on paya les dettes du bonhomme et l’on subvint à son enterrement; de sorte que le pauvre vieillard put du moins mourir comme il avait vécu, sans faire de tort à personne. C’est encore moi qui ai la bourse, une grande bourse en filet rouge.

      – Et, demanda l’abbé, ce M. Morrel vit-il encore?

      – Oui, dit Caderousse.

      – En ce cas, reprit l’abbé, ce doit être un homme béni de Dieu, il doit être riche… heureux?…»

      Caderousse sourit amèrement.

      «Oui, heureux, comme moi, dit-il.

      – M. Morrel serait malheureux! s’écria l’abbé.

      – Il touche à la misère, monsieur, et bien plus, il touche au déshonneur.

      – Comment cela?

      – Oui, reprit Caderousse, c’est comme cela; après vingt-cinq ans de travail, après avoir acquis la plus honorable place dans le commerce de Marseille, M. Morrel est ruiné de fond en comble. Il a perdu cinq vaisseaux en deux ans, a essuyé trois banqueroutes effroyables, et n’a plus d’espérance que dans ce même Pharaon que commandait le pauvre Dantès, et qui doit revenir des Indes avec un chargement de cochenille et d’indigo. Si ce navire-là manque comme les autres, il est perdu.

      – Et, dit l’abbé, a-t-il une femme, des enfants, le malheureux?

      – Oui, il a une femme qui, dans tout cela, se conduit comme une sainte; il a une fille qui allait épouser un homme qu’elle aimait, et à qui sa famille ne veut plus laisser épouser une fille ruinée; il a un fils enfin, lieutenant dans l’armée; mais, vous le comprenez bien, tout cela double sa douleur au lieu de l’adoucir, à ce pauvre cher homme. S’il était seul, il se brûlerait la cervelle et tout serait dit.

      – C’est affreux! murmura le prêtre.

      – Voilà comme Dieu récompense la vertu, monsieur, dit Caderousse. Tenez, moi qui n’ai jamais fait une mauvaise action à part ce que je vous ai raconté, moi, je suis dans la misère; moi, après avoir vu mourir ma pauvre femme de la fièvre, sans pouvoir rien faire pour elle, je mourrai de faim comme est mort le père Dantès, tandis que Fernand et Danglars roulent sur l’or.

      – Et comment cela?

      – Parce que tout leur a tourné à bien, tandis qu’aux honnêtes gens tout tourne à mal.

      – Qu’est devenu Danglars? le plus coupable, n’est-ce pas, l’instigateur?

      – Ce qu’il est devenu? il a quitté Marseille; il est entré, sur la recommandation de M. Morrel, qui ignorait son crime comme commis d’ordre chez un banquier espagnol; à l’époque de la guerre d’Espagne il s’est chargé d’une part dans les fournitures de l’armée française et a fait fortune; alors, avec ce premier argent il a joué sur les fonds, et a triplé, quadruplé ses capitaux, et, veuf lui-même de la fille de son banquier, il a épousé une veuve, Mme de Nargonne, fille de M. Servieux, chambellan du roi actuel, et qui jouit de la plus grande faveur. Il s’était fait millionnaire, on l’a fait baron; de sorte qu’il est baron Danglars maintenant, qu’il a un hôtel rue du Mont-Blanc, dix chevaux dans ses écuries, six laquais dans son antichambre, et je ne sais combien de millions dans ses caisses.

      – Ah! fit l’abbé avec un singulier accent; et il est heureux?

      – Ah! heureux, qui peut dire cela? Le malheur ou le bonheur, c’est le secret des murailles; les murailles ont des oreilles, mais elles n’ont pas de langue; si l’on est heureux avec une grande fortune, Danglars est heureux.

      – Et Fernand?

      – Fernand, c’est bien autre chose encore.

      – Mais comment a pu faire fortune un pauvre pêcheur catalan, sans ressources, sans éducation? Cela me passe, je vous l’avoue.

      – Et cela passe tout le monde aussi; il faut qu’il y ait dans sa vie quelque étrange secret que personne ne sait.

      – Mais enfin par quels échelons visibles a-t-il monté à cette haute fortune ou à cette haute position?

      – À toutes deux, monsieur, à toutes deux! lui a fortune et position tout ensemble.

      – C’est un conte que vous me faites là.

      – Le fait est que la chose en a bien l’air; mais écoutez, et vous allez comprendre.

      «Fernand, quelques jours avant le retour, était tombé à la conscription. Les Bourbons, le laissèrent bien tranquille aux Catalans, mais Napoléon revint, une levée extraordinaire fut décrétée, et Fernand fut forcé de partir. Moi aussi, je partis; mais comme j’étais plus vieux que Fernand et que je venais d’épouser ma pauvre femme, je fus envoyé sur les côtes seulement.

      «Fernand, lui, fut enrégimenté dans les troupes actives, gagna la frontière avec son régiment, et assista à la bataille de Ligny.

      «La nuit qui suivit la bataille, il était de planton à la porte du général qui avait des relations secrètes avec l’ennemi. Cette nuit même le général devait rejoindre les Anglais. Il proposa à Fernand de l’accompagner; Fernand accepta, quitta son poste et suivit le général.

      «Ce qui eût fait passer Fernand à un conseil de guerre si Napoléon fût resté sur le trône lui servit de recommandation près des Bourbons. Il rentra en France avec l’épaulette de sous-lieutenant; et comme la protection du général, qui est en haute faveur, ne l’abandonna point, il était capitaine en 1823, lors de la guerre d’Espagne, c’est-à-dire au moment même où Danglars risquait ses premières spéculations. Fernand était Espagnol, il fut envoyé à Madrid pour y étudier l’esprit de ses compatriotes; il y retrouva Danglars, s’aboucha avec lui, promit à son général un appui parmi les royalistes de la capitale et des provinces, reçut des promesses, prit de son côté des engagements, guida son régiment par les chemins connus de lui seul dans des gorges gardées par des royalistes, et enfin rendit dans cette courte campagne de tels services, qu’après la prise du Trocadéro il fut nommé colonel et reçut la croix d’officier de la Légion d’honneur avec le titre de comte.

      – Destinée! destinée! murmura l’abbé.

      – Oui, mais écoutez, ce n’est pas le tout. La guerre d’Espagne finie, la carrière de Fernand se trouvait compromise par la longue paix qui promettait de régner en Europe. La Grèce seule était soulevée contre la Turquie, et venait de commencer la guerre de son indépendance; tous les yeux étaient tournés vers Athènes: c’était la mode de plaindre et de soutenir les Grecs. Le gouvernement français, sans les protéger ouvertement, comme vous savez, tolérait les migrations partielles. Fernand sollicita et obtint la permission d’aller servir en Grèce, en demeurant toujours porté néanmoins sur les contrôles de l’armée.

      «Quelque temps après, on apprit que le comte de Morcerf, c’était le nom qu’il portait, était entré au service d’Ali-Pacha avec le grade de général instructeur.

      «Ali-Pacha fut tué, comme vous savez; mais avant de mourir il récompensa les services de Fernand en lui laissant une somme considérable avec laquelle Fernand revint en France, où son grade de lieutenant général lui fut confirmé.

      – De sorte qu’aujourd’hui?… demanda l’abbé.

      – De


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