Le comte de Monte Cristo. Alexandre Dumas

Le comte de Monte Cristo - Alexandre  Dumas


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pour se jeter aux genoux de son fils. Maximilien l’attira à lui, et ces deux nobles cœurs battirent un instant l’un contre l’autre.

      «Tu sais qu’il n’y a pas de ma faute?» dit Morrel.

      Maximilien sourit.

      «Je sais, mon père, que vous êtes le plus honnête homme que j’aie jamais connu.

      – C’est bien, tout est dit: maintenant retourne près de ta mère et de ta sœur.

      – Mon père, dit le jeune homme en fléchissant le genou, bénissez-moi!»

      Morrel saisit la tête de son fils entre ses deux mains, l’approcha de lui, et, y imprimant plusieurs fois ses lèvres:

      «Oh! oui, oui, dit-il, je te bénis en mon nom et au nom de trois générations d’hommes irréprochables; écoute donc ce qu’ils disent par ma voix: l’édifice que le malheur a détruit, la Providence peut le rebâtir. En me voyant mort d’une pareille mort, les plus inexorables auront pitié de toi; à toi peut-être on donnera le temps qu’on m’aurait refusé; alors tâche que le mot infâme ne soit pas prononcé; mets-toi à l’œuvre, travaille, jeune homme, lutte ardemment et courageusement: vis, toi, ta mère et ta sœur, du strict nécessaire afin que, jour par jour le bien de ceux à qui je dois s’augmente et fructifie entre tes mains. Songe que ce sera un beau jour, un grand jour, un jour solennel que celui de la réhabilitation, le jour où, dans ce même bureau, tu diras: Mon père est mort parce qu’il ne pouvait pas faire ce que je fais aujourd’hui; mais il est mort tranquille et calme, parce qu’il savait en mourant que je le ferais.

      – Oh! mon père, mon père, s’écria le jeune homme, si cependant vous pouviez vivre!

      – Si je vis, tout change; si je vis, l’intérêt se change en doute, la pitié en acharnement; si je vis, je ne suis plus qu’un homme qui a manqué à sa parole, qui a failli à ses engagements, je ne suis plus qu’un banqueroutier enfin. Si je meurs, au contraire, songes-y, Maximilien, mon cadavre n’est plus que celui d’un honnête homme malheureux. Vivant, mes meilleurs amis évitent ma maison; mort, Marseille tout entier me suit en pleurant jusqu’à ma dernière demeure; vivant, tu as honte de mon nom; mort, tu lèves la tête et tu dis:

      – Je suis le fils de celui qui s’est tué, parce que, pour la première fois, il a été forcé de manquer à sa parole.»

      Le jeune homme poussa un gémissement, mais il parut résigné. C’était la seconde fois que la conviction rentrait non pas dans son cœur, mais dans son esprit.

      «Et maintenant, dit Morrel, laisse-moi seul et tâche d’éloigner les femmes.

      – Ne voulez-vous pas revoir ma sœur?» demanda Maximilien.

      Un dernier et sourd espoir était caché pour le jeune homme dans cette entrevue, voilà pourquoi il la proposait. M. Morrel secoua la tête.

      «Je l’ai vue ce matin, dit-il, et je lui ai dit adieu.

      – N’avez-vous pas quelque recommandation particulière à me faire, mon père? demanda Maximilien d’une voix altérée.

      – Si fait, mon fils, une recommandation sacrée.

      – Dites, mon père.

      – La maison Thomson et French est la seule qui, par humanité, par égoïsme peut-être, mais ce n’est pas à moi à lire dans le cœur des hommes, a eu pitié de moi. Son mandataire, celui qui, dans dix minutes, se présentera pour toucher le montant d’une traite de deux cent quatre-vingt-sept mille cinq cents francs, je ne dirai pas m’a accordé, mais m’a offert trois mois. Que cette maison soit remboursée la première, mon fils, que cet homme te soit sacré.

      – Oui, mon père, dit Maximilien.

      – Et maintenant encore une fois adieu, dit Morrel, va, va, j’ai besoin d’être seul; tu trouveras mon testament dans le secrétaire de ma chambre à coucher.»

      Le jeune homme resta debout, inerte, n’ayant qu’une force de volonté, mais pas d’exécution.

      «Écoute, Maximilien, dit son père, suppose que je sois soldat comme toi, que j’aie reçu l’ordre d’emporter une redoute, et que tu saches que je doive être tué en l’emportant, ne me dirais-tu pas ce que tu me disais tout à l’heure: «Allez, mon père, car vous vous déshonorez en restant, et mieux vaut la mort que la «honte!»

      – Oui, oui, dit le jeune homme, oui.»

      Et, serrant convulsivement Morrel dans ses bras:

      «Allez, mon père», dit-il.

      Et il s’élança hors du cabinet.

      Quand son fils fut sorti, Morrel resta un instant debout et les yeux fixés sur la porte; puis il allongea la main, trouva le cordon d’une sonnette et sonna.

      Au bout d’un instant, Coclès parut.

      Ce n’était plus le même homme; ces trois jours de conviction l’avaient brisé. Cette pensée: la maison Morrel va cesser ses paiements, le courbait vers la terre plus que ne l’eussent fait vingt autres années sur sa tête.

      «Mon bon Coclès, dit Morrel avec un accent dont il serait impossible de rendre l’expression, tu vas rester dans l’antichambre. Quand ce monsieur qui est déjà venu il y a trois mois, tu le sais, le mandataire de la maison Thomson et French, va venir, tu l’annonceras.»

      Coclès ne répondit point; il fit un signe de tête, alla s’asseoir dans l’antichambre et attendit.

      Morrel retomba sur sa chaise; ses yeux se portèrent vers la pendule: il lui restait sept minutes, voilà tout; l’aiguille marchait avec une rapidité incroyable; il lui semblait qu’il la voyait aller.

      Ce qui se passa alors, et dans ce moment suprême dans l’esprit de cet homme qui, jeune encore, à la suite d’un raisonnement faux peut-être, mais spécieux du moins, allait se séparer de tout ce qu’il aimait au monde et quitter la vie, qui avait pour lui toutes les douceurs de la famille, est impossible à exprimer: il eût fallu voir, pour en prendre une idée, son front couvert de sueur, et cependant résigné, ses yeux mouillés de larmes, et cependant levés au ciel.

      L’aiguille marchait toujours, les pistolets étaient tout chargés; il allongea la main, en prit un, et murmura le nom de sa fille.

      Puis il posa l’arme mortelle, prit la plume et écrivit quelques mots.

      Il lui semblait alors qu’il n’avait pas assez dit adieu à son enfant chérie.

      Puis il se retourna vers la pendule; il ne comptait plus par minute mais par seconde.

      Il reprit l’arme, la bouche entrouverte et les yeux fixés sur l’aiguille; puis il tressaillit au bruit qu’il faisait lui-même en armant le chien.

      En ce moment, une sueur plus froide lui passa sur le front, une angoisse plus mortelle lui serra le cœur.

      Il entendit la porte de l’escalier crier sur ses gonds.

      Puis s’ouvrit celle de son cabinet.

      La pendule allait sonner onze heures.

      Morrel ne se retourna point, il attendait ces mots de Coclès: «Le mandataire de la maison Thomson et French»

      Et il approchait l’arme de sa bouche…

      Tout à coup, il entendit un cri: c’était la voix de sa fille.

      Il se retourna et aperçut Julie; le pistolet lui échappa des mains.

      «Mon père! s’écria la jeune fille hors d’haleine et presque mourante de joie, sauvé! vous êtes sauvé!»

      Et elle se jeta dans ses bras en élevant à la main une bourse en filet de soie rouge.

      «Sauvé! mon enfant! dit Morrel; que veux-tu dire?

      – Oui, sauvé! voyez, voyez!» dit la jeune fille.

      Morrel prit la bourse et tressaillit, car un vague souvenir lui rappela cet objet pour lui avoir appartenu. D’un côté était la traite de deux


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