L'assassinat du Pont-rouge. Charles Barbara

L'assassinat du Pont-rouge - Charles Barbara


Скачать книгу
de son pied que gardaient en jaloux les ombres de sa robe. Par-dessus cela, tout, dans ses mouvements, était souplesse et grâce, et du bout de son pied à l'extrémité de ses cheveux, les séductions ruisselaient vraiment de sa personne. Si, à la voir, le moins qu'on pût faire était de l'aimer, aux sons de sa voix musicale et sympathique, c'était miracle que cet amour n'allât pas jusqu'à l'adoration.

      L'autre femme, avec sa grave et belle figure, encadrée de boucles blanches, comparables à des flocons de soie, avec ses yeux d'où la bonté coulait comme d'une source, était bien la digne mère de Mme Thillard. D'un mot, Destroy faisait de Mme Ducornet un éloge auquel on ne peut rien ajouter : « C'était, disait-il, une de ces rares femmes qui savent vieillir, une de celles qu'on voudrait pour mère, quand on n'a plus la sienne. »

      Mme Thillard s'assit au piano et Max accorda son violon ; ils jouèrent une des grandes sonates de Beethoven pour ces deux instruments. Destroy avait une manière large et une vigueur qui naturellement nuisaient beaucoup au fini de son exécution. Mais il avait un mérite rare : celui de sentir et de s'identifier à ce point avec son violon, qu'il semblait que l'instrument fît partie intégrante de lui-même. Bien que la façon tout exceptionnelle dont il interpréta l'andante manquât de ces tatillonnages prémédités qui mettent l'instrumentiste au niveau d'un bateleur de haut goût, il n'en fit pas moins sur Mme Thillard la plus vive impression.

      « Quelle magnifique chose ! » s'écria-t-elle avec enthousiasme.

      L'âme de Max débordait de rêveries.

      « Oui, fit-il à mi-voix, cet homme est le vrai poète de notre époque, On jurerait qu'il a prévu nos déchirements et composé en vue de nos misères. J'imagine que, dans le principe, à côté du calme et profond Haydn, il devait paraître singulièrement turbulent et ténébreux. Ses œuvres sont aujourd'hui une source inépuisable de consolations à la hauteur des calamités qui pèsent sur nous. Heureux qui les admirent autrement que sur parole ! Il l'a dit lui-même : « Celui qui sentira pleinement ma musique sera à tout jamais délivré des misères que les autres traînent après eux. »

      Au moment où Mme Thillard et Destroy achevaient la sonate, le vieux Frédéric se trouvait là et se disposait à sortir. C'était un petit homme maigre, entièrement chauve, toujours frais rasé, plein de verdeur encore, sur le visage duquel brillait ce que l'on peut appeler la passion du sacrifice. Max l'avait toujours vu en cravate blanche, avec la même redingote bleue à petit collet et le même pantalon gris-souris. Il ne s'en alla pas qu'il n'eût donné un coup d'œil à toutes choses et n'eût pris humblement congé de la mère et de la fille. Destroy, que brûlait l'envie de le questionner, le suivit de près et le joignit bientôt, comme par hasard.

      Le bonhomme avait pour Max une prédilection marquée ; il fut visiblement enchanté de la circonstance. Promenant sa manche sur une tabatière ronde en buis qu'il tira de sa poche, il respira une forte pincée de tabac, après en avoir offert à Destroy. Celui-ci, pour le faire jaser, usa d'ambages au moins inutiles. Frédéric, tout discret qu'il était, ne pouvait songer à taire les points essentiels d'une histoire que les journaux avaient colportée dans toute la France. D'un air navré, en termes amers, il en indiqua à grands traits les phases notables. Depuis nombre d'années déjà il était au service de M. Ducornet, quand Thillard, encore imberbe, y était entré au titre le plus humble. Des dehors séduisants, de l'application, une précoce intelligence des affaires, et notamment une souplesse d'esprit peu commune, lui avaient rapidement concilié les bonnes grâces du patron ; et, tout entier à l'ambition d'exploiter cette bienveillance, il avait fait un chemin qui, vu le point de départ, dut le surprendre lui-même. En moins de dix années, après en avoir employé la moitié au plus à conquérir la place de premier commis, il était devenu, sans posséder un sou vaillant, l'associé de M. Ducornet, puis son gendre, finalement son successeur. Jusque-là, il est vrai, rien n'était plus légitime. Mais comment devait-il en user et acquitter sa dette envers une famille qui, eu égard seulement au chiffre de sa fortune, pouvait exiger dans un gendre bien autre chose que du mérite.

      Son beau-père mourut. À observer l'effet de cette mort sur Thillard, on eût dit d'un homme qu'on débarrasse de chaînes pesantes, à la suite d'une longue et dure réclusion. Toute la vertu de son passé n'était qu'une imperturbable hypocrisie. Actuellement, aux plus mauvais instincts, à un égoïsme incommensurable, il fallait joindre une vanité sans contre-poids de parvenu et le vertige dont le frappait l'éclat d'une fortune inespérée. Sa femme et sa belle-mère, engouées de lui à en perdre toute clairvoyance, ne discontinuèrent pas d'être ses dupes et ses victimes. Elles furent les dernières à connaître ses désordres, et, hormis un luxe ruineux, elles crurent jusqu'à la fin n'avoir point de reproche à lui faire. Cependant, bien qu'il se montrât vis-à-vis d'elles toujours aussi empressé, toujours aussi jaloux de leur plaire, sa pensée s'éloignait de plus en plus de sa femme et de son intérieur. Entraîné par gloriole au milieu de ces rentiers parasites autour de qui rôdent des industriels de toutes sortes, comme font les requins autour d'un navire, il achetait le triste honneur de cette compagnie par un mépris de l'argent analogue à celui d'un homme qui n'est pas le fils de ses œuvres ou qui l'est devenu trop vite. En proie au jeu, à d'insatiables courtisanes, à une dissipation effrénée, bientôt à l'usure, quand, après quatre années de ces excès, l'embarras de ses affaires exigeait des mesures urgentes, énergiques, radicales, il achevait de compromettre irréparablement sa position en se jetant pieds et poings liés dans des spéculations hasardeuses. Enfin, aux défiances dont il était l'objet, à son crédit ébranlé, il n'était plus possible de prévoir comment, à moins d'un miracle, il parviendrait à conjurer sa ruine.

      « Je vous laisse à penser dans quelles anxiétés je vivais, continua Frédéric qui, en cet endroit, plongea de nouveau les doigts dans sa tabatière. Notez que je me consolais un peu en songeant que madame Ducornet et sa fille, quoi qu'il arrivât, auraient toujours les ressources de leur avoir personnel. Qu'est-ce que je devins donc quand je m'aperçus que M. Thillard, qui probablement combinait déjà sa fuite, fondait des espérances sur sa femme et sur sa belle-mère, et ne préméditait rien moins que de les dépouiller toutes deux ? Ah ! je fus pire qu'un diable. Trente années passées dans la maison me donnaient bien d'ailleurs quelque droit. Hors de moi, je jurai à madame Ducornet et à sa fille que M. Thillard avait creusé un abime que des millions ne combleraient pas, et les suppliai, à mains jointes, de prendre pitié d'elles-mêmes. Mais, ouiche ! qu'est-ce que je pouvais peser, moi, vieux radoteur, à côté d'un homme jeune, beau garçon, brillant, spirituel, qui était adoré de sa femme à laquelle il faisait accroire ce qu'il voulait ! Il joua auprès d'elle sa comédie d'habitude, eut l'air de l'aimer plus que jamais, et, finalement, arracha à l'aveugle faiblesse des deux femmes les signatures dont il avait besoin.

      – Quel misérable ! dit Max indigné.

      – Oui, misérable, en effet, ajouta le vieillard en secouant la tête, et plus que vous ne pensez. Aussi, il avait trop d'avantages superficiels pour ne pas être mauvais au fond. Un homme ne peut pas tout avoir, que diable ! Je n'avais pas attendu jusqu'à ce jour pour reconnaître qu'il manquait absolument de cœur. Il sortait de parents extrêmement pauvres qui s'étaient imposé les plus dures privations pour lui faire apprendre quelque chose. Eh bien ! il en rougissait, il les reniait, il les consignait à sa porte et les laissait dans la misère. Le malheureux semblait n'avoir d'autre vocation que celle de prendre en haine ceux qui lui avaient fait du bien ou l'aimaient. Comment expliquer autrement qu'il délaissât madame Thillard, la beauté, l'amour, le dévouement en personne, pour de malhonnêtes femmes, souvent laides, quelquefois vieilles, toujours dégoûtantes par leurs mœurs, qui le volaient, le ruinaient et se moquaient de lui ?

      – Mais, dit Max tout à coup, où un pareil homme a-t-il pris le courage de se tuer ? »

      Frédéric s'arrêta et regarda Destroy avec étonnement.

      « C'est une question que je me suis adressée plus d'une fois, fit-il en se croisant les bras. Il remarcha et poursuivit : – Sans compter que ce qu'on a trouvé dans son portefeuille était bien peu de chose, par rapport aux sommes qu'il venait de recevoir. Il m'est singulièrement difficile d'admettre, du caractère dont je le connaissais, que le remords se soit emparé de lui. Au total,


Скачать книгу