Au Bonheur des Dames. Emile Zola
jour pâle sous le ciel de cendre, les commis débouchaient vivement, le collet de leur paletot relevé, les mains dans les poches, surpris par ce premier frisson de l’hiver. La plupart filaient seuls et s’engouffraient au fond du magasin, sans adresser ni une parole ni même un regard à leurs collègues, qui allongeaient le pas autour d’eux; d’autres allaient par deux ou par trois, parlant vite, tenant la largeur du trottoir; et tous, du même geste, avant d’entrer, jetaient dans le ruisseau leur cigarette ou leur cigare.
Denise s’aperçut que plusieurs de ces messieurs la dévisageaient en passant. Alors, sa timidité augmenta, elle ne se sentit plus la force de les suivre, elle résolut de n’entrer à son tour que lorsque le défilé aurait cessé, rougissante à l’idée d’être bousculée, sous la porte, au milieu de tous ces hommes. Mais le défilé continuait, et pour échapper aux regards, elle fit lentement le tour de la place. Quand elle revint, elle trouva, planté devant le Bonheur des Dames, un grand garçon, blême et dégingandé, qui, depuis un quart d’heure, semblait attendre comme elle.
– Mademoiselle, finit-il par lui demander d’une voix balbutiante, vous êtes peut-être vendeuse dans la maison?
Elle resta si émotionnée d’entendre ce garçon inconnu lui adresser la parole, qu’elle ne répondit pas d’abord.
– C’est que, voyez-vous, continua-t-il en s’embrouillant davantage, j’ai l’idée de voir si l’on ne pourrait pas m’y prendre, et vous m’auriez donné un renseignement.
Il était aussi timide qu’elle, il se risquait à l’aborder, parce qu’il la sentait tremblante comme lui.
– Ce serait avec plaisir, monsieur, répondit-elle enfin. Mais je ne suis pas plus avancée que vous, je suis là pour me présenter aussi.
– Ah! très bien, dit-il tout à fait décontenancé.
Et ils rougirent fortement, leurs deux timidités demeurèrent un instant face à face, attendries par la fraternité de leurs situations, n’osant pourtant se souhaiter tout haut une bonne réussite. Puis, comme ils n’ajoutaient rien et qu’ils se gênaient de plus en plus, ils se séparèrent gauchement, ils recommencèrent à attendre chacun de son côté, à quelques pas l’un de l’autre.
Les commis entraient toujours. Maintenant, Denise les entendait plaisanter, quand ils passaient près d’elle, en lui jetant un coup d’œil oblique. Son embarras grandissait d’être ainsi en spectacle, elle se décidait à faire dans le quartier une promenade d’une demi-heure, lorsque la vue d’un jeune homme, qui arrivait rapidement par la rue Port-Mahon, l’arrêta une minute encore. Évidemment, ce devait être un chef de rayon, car tous les commis le saluaient. Il était grand, la peau blanche, la barbe soignée; et il avait des yeux couleur de vieil or, d’une douceur de velours, qu’il fixa un instant sur elle, au moment où il traversa la place. Déjà il entrait dans le magasin, indifférent, qu’elle restait immobile, toute retournée par ce regard, emplie d’une émotion singulière, où il y avait plus de malaise que de charme. Décidément, la peur la prenait, elle se mit à descendre lentement la rue Gaillon, puis la rue Saint-Roch, en attendant que le courage lui revînt.
C’était mieux qu’un chef de rayon, c’était Octave Mouret en personne. Il n’avait pas dormi, cette nuit-là, car au sortir d’une soirée chez un agent de change, il était allé souper avec un ami et deux femmes, ramassées dans les coulisses d’un petit théâtre. Son paletot boutonné cachait son habit et sa cravate blanche. Vivement, il monta chez lui, se débarbouilla, se changea; et, quand il vint s’asseoir devant son bureau, dans son cabinet de l’entresol, il était solide, l’œil vif, la peau fraîche, tout à la besogne, comme s’il eût passé dix heures au lit. Le cabinet, vaste, meublé de vieux chêne et tendu de reps vert, avait pour seul ornement un portrait de cette Mme Hédouin dont le quartier parlait encore. Depuis qu’elle n’était plus, Octave lui gardait un souvenir attendri, se montrait reconnaissant à sa mémoire de la fortune dont elle l’avait comblé en l’épousant. Aussi, avant de se mettre à signer les traites posées sur son buvard, adressa-t-il au portrait un sourire d’homme heureux. N’était-ce pas toujours devant elle qu’il revenait travailler, après ses échappées de jeune veuf, au sortir des alcôves où le besoin du plaisir l’égarait?
On frappa, et, sans attendre, un jeune homme entra, grand et maigre, aux lèvres minces, au nez pointu, très correct d’ailleurs avec ses cheveux lissés, où des mèches grises se montraient déjà. Mouret avait levé les yeux; puis, continuant de signer:
– Vous avez bien dormi, Bourdoncle?
– Très bien, merci, répondit le jeune homme, qui marchait à petits pas, comme chez lui.
Bourdoncle, fils d’un fermier pauvre des environs de Limoges, avait débuté jadis au Bonheur des Dames, en même temps que Mouret, lorsque le magasin occupait l’angle de la place Gaillon. Très intelligent, très actif, il semblait alors devoir supplanter aisément son camarade, moins sérieux, et qui avait toutes sortes de fuites, une apparente étourderie, des histoires de femme inquiétantes; mais il n’apportait pas le coup de génie de ce Provençal passionné, ni son audace, ni sa grâce victorieuse. D’ailleurs, par un instinct d’homme sage, il s’était incliné devant lui, obéissant, et cela sans lutte, dès le commencement. Lorsque Mouret avait conseillé à ses commis de mettre leur argent dans la maison, Bourdoncle s’était exécuté un des premiers, lui confiant même l’héritage inattendu d’une tante; et, peu à peu, après avoir passé par tous les grades, vendeur, puis second, puis chef de comptoir à la soie, il était devenu un des lieutenants du patron, le plus cher et le plus écouté, un des six intéressés qui aidaient celui-ci à gouverner le Bonheur des Dames, quelque chose comme un conseil de ministres sous un roi absolu. Chacun d’eux veillait sur une province. Bourdoncle était chargé de la surveillance générale.
– Et vous, reprit-il familièrement, avez-vous bien dormi?
Lorsque Mouret eut répondu qu’il ne s’était pas couché, il hocha la tête, en murmurant:
– Mauvaise hygiène.
– Pourquoi donc? dit l’autre avec gaieté! Je suis moins fatigué que vous, mon cher. Vous avez les yeux bouffis de sommeil, vous vous alourdissez, à être trop sage… Amusez-vous donc, ça vous fouettera les idées!
C’était toujours leur dispute amicale. Bourdoncle, au début, avait battu ses maîtresses, parce que, disait-il, elles l’empêchaient de dormir. Maintenant, il faisait profession de haïr les femmes, ayant sans doute au-dehors des rencontres dont il ne parlait pas, tant elles tenaient peu de place dans sa vie, et se contentant au magasin d’exploiter les clientes, avec un grand mépris pour leur frivolité à se ruiner en chiffons imbéciles. Mouret, au contraire, affectait des extases, restait devant les femmes ravi et câlin, emporté continuellement dans de nouveaux amours; et ses coups de cœur étaient comme une réclame à sa vente, on eût dit qu’il enveloppait tout le sexe de la même caresse, pour mieux l’étourdir et le garder à sa merci.
– J’ai vu Mme Desforges, cette nuit, reprit-il. Elle était délicieuse à ce bal.
– Ce n’est pas avec elle que vous avez soupé ensuite? demanda l’associé.
Mouret se récria.
– Oh! par exemple! elle est très honnête, mon cher… Non, j’ai soupé avec Héloïse, la petite des Folies. Bête comme une oie, mais si drôle!
Il prit un autre paquet de traites et continua de signer. Bourdoncle marchait toujours à petits pas. Il alla jeter un coup d’œil dans la rue Neuve-Saint-Augustin, par les hautes glaces de la fenêtre, puis revint en disant:
– Vous savez qu’elles se vengeront.
– Qui donc? demanda Mouret, auquel la conversation échappait.
– Mais les femmes.
Alors, il s’égaya davantage, il laissa percer le fond de sa brutalité, sous son air d’adoration sensuelle. D’un haussement d’épaules, il parut déclarer qu’il les jetterait toutes par terre, comme des sacs vides, le jour où elles