La mare au diable. George Sand
as raison en cela, Germain. Jacques est un bon fils, un bon frère et un homme qui aime la vérité. Mais Jacques peut mourir avant toi, avant que vos enfants soient élevés, et il faut toujours songer, dans une famille, à ne pas laisser des mineurs sans un chef pour les bien conseiller et régler leurs différends. Autrement les gens de loi s’en mêlent, les brouillent ensemble et leur font tout manger en procès. Ainsi donc, nous ne devons pas penser à mettre chez nous une personne de plus, soit homme, soit femme, sans nous dire qu’un jour cette personne-là aura peut-être à diriger la conduite et les affaires d’une trentaine d’enfants, petits-enfants, gendres et brus… On ne sait pas combien une famille peut s’accroître, et quand la ruche est trop pleine, qu’il faut essaimer, chacun songe à emporter son miel. Quand je t’ai pris pour gendre, quoique ma fille fût riche et toi pauvre, je ne lui ai pas fait reproche de t’avoir choisi. Je te voyais bon travailleur et je savais bien que la meilleure richesse pour des gens de campagne comme nous, c’est une paire de bras et un cœur comme les tiens. Quand un homme apporte cela dans une famille, il apporte assez. Mais une femme, c’est différent : son travail dans la maison est bon pour conserver, non pour acquérir. D’ailleurs, à présent que tu es père et que tu cherches femme, il faut songer que tes nouveaux enfants, n’ayant rien à prétendre dans l’héritage de ceux du premier lit, se trouveraient dans la misère si tu venais à mourir, à moins que ta femme n’eût quelque bien de son côté. Et puis, les enfants dont tu vas augmenter notre colonie coûteront quelque chose à nourrir. Si cela retombait sur nous seuls, nous les nourririons, bien certainement, et sans nous en plaindre ; mais le bien-être de tout le monde en serait diminué, et les premiers enfants auraient leur part de privations là-dedans. Quand les familles augmentent outre mesure sans que le bien augmente en proportion, la misère vient, quelque courage qu’on y mette. Voilà mes observations, Germain, pèse-les, et tâche de te faire agréer à la veuve Guérin ; car sa bonne conduite et ses écus apporteront ici de l’aide dans le présent et de la tranquillité pour l’avenir.
– C’est dit, mon père. Je vais tâcher de lui plaire et qu’elle me plaise.
– Pour cela il faut la voir et aller la trouver.
– Dans son endroit ? à Fourche ? C’est loin d’ici, n’est-ce pas ? et nous n’avons guère le temps de courir dans cette saison.
– Quand il s’agit d’un mariage d’amour, il faut s’attendre à perdre du temps ; mais quand c’est un mariage de raison entre deux personnes qui n’ont pas de caprices et savent ce qu’elles veulent, c’est bientôt décidé. C’est demain samedi ; tu feras ta journée de labour un peu courte, tu partiras vers les deux heures après dîner ; tu seras à Fourche à la nuit ; la lune est grande dans ce moment-ci, les chemins sont bons et il n’y a pas plus de trois lieues de pays. C’est près du Magnier. D’ailleurs tu prendras la jument.
– J’aimerais autant aller à pied, par ce temps frais.
– Oui, mais la jument est belle, et un prétendu qui arrive aussi bien monté a meilleur air. Tu mettras tes habits neufs et tu porteras un joli présent de gibier au père Léonard. Tu arriveras de ma part, tu causeras avec lui, tu passeras la journée du dimanche avec sa fille et tu reviendras avec un oui ou un non lundi matin.
– C’est entendu répondit tranquillement Germain ; et pourtant il n’était pas tout à fait tranquille.
Germain avait toujours vécu sagement comme vivent les paysans laborieux. Marié à vingt ans, il n’avait aimé qu’une femme dans sa vie et, depuis son veuvage, quoiqu’il fût d’un caractère impétueux et enjoué, il n’avait ri et folâtré avec aucune autre. Il avait porté fidèlement un véritable regret dans son cœur, et ce n’était pas sans crainte et sans tristesse qu’il cédait à son beau-père ; mais le beau-père avait toujours gouverné sagement la famille, et Germain, qui s’était dévoué tout entier à l’œuvre commune et, par conséquent, à celui qui la personnifiait, au père de famille, Germain ne comprenait pas qu’il eût pu se révolter contre de bonnes raisons, contre l’intérêt de tous.
Néanmoins il était triste. Il se passait peu de jours qu’il ne pleurât sa femme en secret et, quoique la solitude commençât à lui peser, il était plus effrayé de former une union nouvelle que désireux de se soustraire à son chagrin. Il se disait vaguement que l’amour eût pu le consoler, en venant le surprendre, car l’amour ne console pas autrement. On ne le trouve pas quand on le cherche ; il vient à nous quand nous ne l’attendons pas. Ce froid projet de mariage que lui montrait le père Maurice, cette fiancée inconnue, peut-être même tout ce bien qu’on lui disait de sa raison et de sa vertu, lui donnaient à penser. Et il s’en allait, songeant, comme songent les hommes qui n’ont pas assez d’idées pour qu’elles se combattent entre elles, c’est-à-dire ne se formulant pas à lui-même de belles raisons de résistance et d’égoïsme, mais souffrant d’une douleur sourde et ne luttant pas contre un mal qu’il fallait accepter.
Cependant, le père Maurice était rentré à la métairie tandis que Germain, entre le coucher du soleil et la nuit, occupait la dernière heure du jour à fermer les brèches que les moutons avaient faites à la bordure d’un enclos voisin des bâtiments. Il relevait les tiges d’épine et les soutenait avec des mottes de terre tandis que les grives babillaient dans le buisson voisin et semblaient lui crier de se hâter, curieuses qu’elles étaient de venir examiner son ouvrage aussitôt qu’il serait parti.
V. La Guillette
Le père Maurice trouva chez lui une vieille voisine qui était venue causer avec sa femme tout en cherchant de la braise pour allumer son feu. La mère Guillette habitait une chaumière fort pauvre à deux portées de fusil de la ferme. Mais c’était une femme d’ordre et de volonté. Sa pauvre maison était propre et bien tenue, et ses vêtements rapiécés avec soin annonçaient le respect de soi-même au milieu de la détresse.
– Vous êtes venue chercher le feu du soir, mère Guillette, lui dit le vieillard. Voulez-vous quelque autre chose ?
– Non, père Maurice, répondit-elle ; rien pour le moment. Je ne suis pas quémandeuse, vous le savez, et je n’abuse pas de la bonté de mes amis.
– C’est la vérité ; aussi vos amis sont toujours prêts à vous rendre service.
– J’étais en train de causer avec votre femme, et je lui demandais si Germain se décidait enfin à se remarier.
– Vous n’êtes point une bavarde, répondit le père Maurice, on peut parler devant vous sans craindre les propos : ainsi je dirai à ma femme et à vous que Germain est tout à fait décidé ; il part demain pour le domaine de Fourche.
– à la bonne heure ! s’écria la mère Maurice ; ce pauvre enfant ! Dieu veuille qu’il trouve une femme aussi bonne et aussi brave que lui !
– Ah ! il va à Fourche ? observa la Guillette. Voyez comme ça se trouve ! cela m’arrange beaucoup, et puisque vous me demandiez tout à l’heure si je désirais quelque chose, je vas vous dire, père Maurice, en quoi vous pouvez m’obliger.
– Dites, dites, vous obliger, nous le voulons.
– Je voudrais que Germain prît la peine d’emmener ma fille avec lui.
– Où donc ? à Fourche ?
– Non, pas à Fourche ; mais aux Ormeaux, où elle va demeurer le reste de l’année.
– Comment ! dit la mère Maurice, vous vous séparez de votre fille ?
– Il faut bien qu’elle entre en condition et qu’elle gagne quelque chose. Ça me fait assez de peine et à elle aussi, la pauvre âme ! Nous n’avons pas pu nous décider à nous quitter à l’époque de la Saint-Jean ; mais voilà que la Saint-Martin arrive, et qu’elle trouve une bonne place de bergère dans les fermes des Ormeaux. Le fermier passait l’autre jour par ici en revenant de la foire. Il vit ma petite Marie qui gardait ses trois moutons sur le communal. « Vous n’êtes guère occupée, ma petite fille, qu’il lui dit ; et trois moutons