L'homme qui rit. Victor Hugo

L'homme qui rit - Victor  Hugo


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des flots. On est leur peuple; on est leur proie. Tout ce qu’ils délirent, on le subit. Le noroit drossait l’ourque sur les Casquets. On y allait. Pas de refus possible. On dérivait rapidement vers le récif. On sentait monter le fond; la sonde, si on eût pu mouiller utilement une sonde, n’eût pas donné plus de trois ou quatre brasses. Les naufragés écoulaient les sourds engouffrements de la vague dans les hiatus sous-marins du profond rocher. Ils distinguaient au-dessous du phare, comme une tranche obscure, entre deux lames de granit, la passe étroite de l’affreux petit havre sauvage qu’on devinait plein de squelettes d’hommes et de carcasses de navires. C’était une bouche d’antre, plutôt qu’une entrée de port. Ils entendaient le pétillement du haut bûcher dans sa cage de fer, une pourpre hagarde illuminait la tempête, la rencontre de la flamme et de la grêle troublait la brume, la nuée noire et la fumée rouge combattaient, serpent contre serpent, un arrachement de braises volait au vent, et les flocons de neige semblaient prendre la fuite devant cette brusque attaque d’étincelles. Les brisants, estompés d’abord, se dessinaient maintenant nettement, fouillis de roches, avec des pics, des crêtes et des vertèbres. Les angles se modelaient par de vives lignes vermeilles, et les plans inclinés par de sanglants glissements de clarté, A mesure qu’on avançait, le relief de l’écueil croissait et montait, sinistre.

      Une des femmes, l’irlandaise, dévidait éperdument son rosaire.

      A défaut du patron, qui était le pilote, restait le chef, qui était le capitaine. Les basques savent tous la montagne et la mer. Ils sont hardis aux précipices et inventifs dans les catastrophes.

      On arrivait, on allait toucher. On fut tout à coup si près de la grande roche du nord des Casquets, que subitement elle éclipsa le phare. On ne vit plus qu’elle, et de la lueur derrière. Cette roche debout dans la brume ressemblait à une grande femme noire avec une coiffe de feu.

      Cette roche mal famée se nomme le Biblet. Elle contrebute au septentrion l’écueil qu’un autre récif, l’Étacq-aux-Guilmets, contrebute au midi.

      Le chef regarda le Biblet, et cria:

      – Un homme de bonne volonté pour porter un grelin au brisant! Y a-t-il ici quelqu’un qui sache nager?

      Pas de réponse.

      Personne à bord ne savait nager, pas même les matelots; ignorance du reste fréquente chez les gens de mer.

      Une hiloire à peu près détachée de ses liaisons oscillait dans le bordage. Le chef l’étreignit de ses deux poings, et dit:

      – Aidez-moi.

      On détacha l’hiloire. On l’eut à sa disposition pour en faire ce qu’on voudrait. De défensive elle devint offensive.

      C’était une assez longue poutre, en coeur de chêne, saine et robuste, pouvant servir d’engin d’attaque et de point d’appui; levier contre un fardeau, bélier contre une tour.

      – En garde! cria le chef.

      Ils se mirent six, arc-boutés au tronçon du mât, tenant l’hiloire horizontale hors du bord et droite comme une lance devant la hanche de l’écueil.

      La manoeuvre était périlleuse. Donner une poussée à une montagne, c’est une audace. Les six hommes pouvaient être jetés à l’eau du contre-coup.

      Ce sont là les diversités de la lutte des tempêtes. Après la rafale, l’écueil; après le vent, le granit. On a affaire tantôt à l’insaisissable, tantôt à l’inébranlable.

      Il y eut une de ces minutes pendant lesquelles les cheveux blanchissent.

      L’écueil et le navire, on allait s’aborder.

      Un rocher est un patient. Le récif attendait.

      Une houle accourut, désordonnée. Elle mit fin à l’attente. Elle prit le navire en dessous, le souleva et le balança un moment, comme la fronde balance le projectile.

      – Fermes! cria le chef. Ce n’est qu’un rocher, nous sommes des hommes.

      La poutre était en arrêt. Les six hommes ne faisaient qu’un avec elle. Les chevilles pointues de l’hiloire leur labouraient les aisselles, mais ils ne les sentaient point.

      La houle jeta l’ourque contre le roc.

      Le choc eut lieu.

      Il eut lieu sous l’informe nuage d’écume qui cache toujours ces péripéties.

      Quand ce nuage tomba à la mer, quant l’écart se refit entre la vague et le rocher, les six hommes roulaient sur le pont; mais la Matutina fuyait le long du brisant. La poutre avait tenu bon et déterminé une déviation. En quelques secondes, le glissement de la lame étant effréné, les Casquets furent derrière l’ourque. La Matutina, pour l’instant, était hors de péril immédiat.

      Cela arrive. C’est un coup droit de beaupré dans la falaise qui sauva Wood de Largo à l’embouchure du Tay. Dans les rudes parages du cap Winterton, et sous le commandement du capitaine Hamilton, c’est par une manoeuvre de levier pareille contre le redoutable rocher Brannodu-um que sut échapper au naufrage la Royale-Marie, bien que ce ne fût qu’une frégate de la façon d’Ecosse. La vague est une force si soudainement décomposée que les diversions y sont faciles, possibles du moins, même dans les chocs les plus violents. Dans la tempête il y a de la brute; l’ouragan c’est le taureau, et l’on peut lui donner le change.

      Tâcher de passer de la sécante à la tangente, tout le secret d’éviter le naufrage est là.

      C’est ce service que l’hiloire avait rendu au navire. Elle avait fait office d’aviron; elle avait tenu lieu de gouvernail. Mais cette manoeuvre libératrice était une fois faite; on ne pouvait la recommencer. La poutre était à la mer. La dureté du choc l’avait fait sauter hors des mains des hommes par-dessus le bord, et elle s’était perdue dans le flot. Desceller une autre charpente, c’était disloquer la membrure.

      L’ouragan remporta la Matutina. Tout de suite les Casquets semblèrent à l’horizon un encombrement inutile. Rien n’a l’air décontenancé comme un écueil en pareille occasion. Il y a dans la nature, du côté de l’inconnu, là où le visible est compliqu d’invisible, de hargneux profils immobiles que semble indigner une proie lâchée.

      Tels furent les Casquets pendant que la Matutina s’enfuyait.

      Le phare, reculant, pâlit, blêmit, puis s’effaça.

      Cette extinction fut morne. Les épaisseurs de brume se superposèrent sur ce flamboiement devenu diffus, Le rayonnement se délaya dans l’immensité mouillée. La flamme flotta, lutta, s’enfonça, perdit forme. On eût dit une noyée. Le brasier devint lumignon, ce ne fut plus qu’un tremblement blafard et vague. Tout autour s’élargissait un cercle de lueur extravasée. C’était comme un écrasement de lumière au fond de la nuit.

      La cloche, qui était une menace, s’était tue; le phare, qui était une menace, s’était évanoui. Pourtant, quand ces deux menaces eurent disparu, ce fut plus terrible. L’une était une voix, l’autre était un flambeau. Elles avaient quelque chose d’humain. Elles de moins, resta l’abîme.

      XIII. FACE A FACE AVEC LA NUIT

      L’ourque se retrouva à vau-l’ombre dans l’obscurit incommensurable.

      La Matutina, échappée aux Casquets, dévalait de houle en houle. Répit, mais dans le chaos. Poussée en travers par le vent, maniée par les mille tractions de la vague, elle répercutait toutes les oscillations folles du flot. Elle n’avait presque plus de tangage, signe redoutable de l’agonie d’un navire. Les épaves n’ont que du roulis. Le tangage est la convulsion de la lutte. Le gouvernail seul peut prendre le vent debout.

      Dans la tempête, et surtout dans le météore de neige, la mer et la nuit finissent par se fondre et s’amalgamer, et par ne plus faire qu’une fumée. Brume, tourbillon, souffle, glissement dans tous les sens, aucun point d’appui, aucun lieu de repère, aucun temps d’arrêt, un perpétuel recommencement, une trouée après l’autre, nul horizon visible, profond recul noir, l’ourque voguait là-dedans,

      Se


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