L'homme qui rit. Victor Hugo

L'homme qui rit - Victor  Hugo


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soir, vers la fin d’une des plus glaciales journées de ce mois de janvier 1690, il se passait dans une des nombreuses anses inhospitalières du golfe de Portland quelque chose d’inusité qui faisait crier et tournoyer à l’entrée de cette anse les mouettes et les oies de mer, n’osant rentrer.

      Dans cette crique, la plus périlleuse de toutes les anses du golfe quand règnent de certains vents et par conséquent la plus solitaire, commode, à cause de son danger même, aux navires qui se cachent, un petit bâtiment, accostant presque la falaise, grâce à l’eau profonde, était amarré à une pointe de roche. On a tort de dire la nuit tombe; on devrait dire la nuit monte; car c’est de terre que vient l’obscurité. Il faisait déjà nuit au bas de la falaise; il faisait encore jour en haut. Qui se fût approché du bâtiment amarré, eût reconnu une ourque biscayenne.

      Le soleil, caché toute la journée par les brumes, venait de se coucher. On commençait à sentir cette angoisse profonde et noire qu’on pourrait nommer l’anxiété du soleil absent.

      Le vent ne venant pas de la mer, l’eau de la crique était calme.

      C’était, en hiver surtout, une exception heureuse. Ces criques de Portland sont presque toujours des havres de barre. La mer dans les gros temps s’y émeut considérablement, et il faut beaucoup d’adresse et de routine pour passer là en sûreté. Ces petits ports, plutôt apparents que réels, font un mauvais service. Il est redoutable d’y entrer et terrible d’en sortir. Ce soir-là, par extraordinaire, nul péril.

      L’ourque de Biscaye est un ancien gabarit tombé en désuétude. Cette ourque qui a rendu des services, même à la marine militaire, était une coque robuste, barque par la dimension, navire par la solidité. Elle figurait dans l’Armada; l’ourque de guerre atteignait, il est vrai, de forts tonnages; ainsi la capitainesse Grand Griffon , montée par Lope de Médina, jaugeait six cent cinquante tonneaux et portait quarante canons; mais l’ourque marchande et contrebandière était d’un très faible échantillon. Les gens de mer estimaient et considéraient ce gabarit chétif. Les cordages de l’ourque étaient formés de tourons de chanvre, quelques-uns avec âme en fil de fer, ce qui indique une intention probable, quoique peu scientifique, d’obtenir des indications dans les cas de tension magnétique; la délicatesse de ce gréement n’excluait point les gros câbles de fatigue, les cabrias des galères espagnoles et les cameli des trirèmes romaines. La barre était très longue, ce qui a l’avantage d’un grand bras de levier, mais l’inconvénient d’un petit arc d’effort; deux rouets dans deux clans au bout de la barre corrigeaient ce défaut et réparaient un peu cette perte de force. La boussole était bien logée dans un habitacle parfaitement carré, et bien balancée par ses deux cadres de cuivre placés l’un dans l’autre horizontalement sur de petits boulons comme dans les lampes de Cardan. Il y avait de la science et de la subtilité dans la construction de l’ourque, mais c’était de la science ignorante et de la subtilité barbare. L’ourque était primitive comme la prame et la pirogue, participait de la prame par la stabilité et de la pirogue par la vitesse, et avait, comme toutes les embarcations nées de l’instinct pirate et pêcheur, de remarquables qualités de mer. Elle était propre aux eaux fermées et aux eaux ouvertes; son jeu de voiles, compliqué d’étais et très particulier, lui permettait de naviguer petitement dans les baies closes des Asturies, qui sont presque des bassins, comme Pasage par exemple, et largement en pleine mer; elle pouvait faire le tour d’un lac et le tour du monde; singulières nefs à deux fins, bonnes pour l’étang, et bonnes pour la tempête. L’ourque était parmi les navires ce qu’est le hochequeue parmi les oiseaux, un des plus petits et un des plus hardis; le hochequeue, perché, fait à peine plier un roseau, et, envolé, traverse l’océan.

      Les ourques de Biscaye, même les plus pauvres, étaient dorées et peintes. Ce tatouage est dans le génie de ces peuples charmants, un peu sauvages. Le sublime bariolage de leurs montagnes, quadrillées de neiges et de prairies, leur révèle le prestige âpre de l’ornement quand même. Ils sont indigents et magnifiques; ils mettent des armoiries à leurs chaumières; ils ont de grands ânes qu’ils chamarrent de grelots, et de grands boeufs qu’ils coiffent de plumes; leurs chariots, dont on entend à deux lieues grincer les roues, sont enluminés, ciselés, et enrubannés. Un savetier a un bas-relief sur sa porte; c’est saint Crépin et une savate, mais c’est en pierre. Ils galonnent leur veste de cuir; ils ne recousent pas le haillon, mais ils le brodent. Gaîté profonde et superbe. Les basques sont, comme les grecs, des fils du soleil. Tandis que le valencien se drape nu et triste dans sa couverture de laine rousse trouée pour le passage de la tête, les gens de Galice et de Biscaye ont la joie des belles chemises de toiles blanchies à la rosée. Leurs seuils et leurs fenêtres regorgent de faces blondes et fraîches, riant sous les guirlandes de maïs. Une sérénité joviale et fière éclate dans leurs arts naïfs, dans leurs industries, dans leurs coutumes, dans la toilette des filles, dans les chansons. La montagne, cette masure colossale, est en Biscaye toute lumineuse; les rayons entrent et sortent par toutes ses brèches. Le farouche Jaïzquivel est plein d’idylles. La Biscaye est la grâce pyrénéenne comme la Savoie est la grâce alpestre. Les redoutables baies qui avoisinent Saint-Sébastien, Leso et Fontarabie, mêlent aux tourmentes, aux nuées, aux écumes par-dessus les caps, aux rages de la vague et du vent, l’horreur, au fracas, des batelières couronnées de roses. Qui a vu le pays basque veut le revoir. C’est la terre bénie. Deux récoltes par an, des villages gais et sonores, une pauvret altière, tout le dimanche un bruit de guitares, danses, castagnettes, amours, des maisons propres et claires, les cigognes dans les clochers.

      Revenons à Portland, âpre montagne de la mer.

      La presqu’île de Portland, vue en plan géométral, offre l’aspect d’une tête d’oiseau dont le bec est tourné vers l’océan et l’occiput vers Weymouth; l’isthme est le cou.

      Portland, au grand dommage de sa sauvagerie, existe aujourd’hui pour l’industrie. Les côtes de Portland ont été découvertes par les carriers et les plâtriers vers le milieu du dix-huitième siècle. Depuis cette époque, avec la roche de Portland, on fait du ciment dit romain, exploitation utile qui enrichit le pays et défigure la baie. Il y a deux cents ans, ces côtes étaient ruinées comme une falaise, aujourd’hui elles sont ruinées comme une carrière; la pioche mord petitement, et le flot grandement; de là une diminution de beauté. Au gaspillage magnifique de l’océan a succédé la coupe réglée de l’homme. Cette coupe réglée a supprimé la crique où était amarrée l’ourque biscayenne. Pour retrouver quelque vestige de ce petit mouillage démoli, il faudrait chercher sur la côte orientale de la presqu’île, vers la pointe, au delà de Folly-Pier et de Dirdle-Pier, au delà même de Wakeham, entre le lieu dit Church-Hop et le lieu dit Southwell.

      La crique, murée de tous les côtés par des escarpements plus hauts qu’elle n’était large, était de minute en minute plus envahie par le soir; la brume trouble, propre au crépuscule, s’y épaississait; c’était comme une crue d’obscurité au fond d’un puits; la sortie de la crique sur la mer, couloir étroit, dessinait dans cet intérieur presque nocturne, où le flot remuait, une fissure blanchâtre. Il fallait être tout près pour apercevoir l’ourque amarrée aux rochers et comme cachée dans leur grand manteau d’ombre. Une planche jetée du bord à une saillie basse et plate de la falaise, unique point où l’on pût prendre pied, mettait la barque en communication avec la terre; des formes noires marchaient et se croisaient sur ce pont branlant, et dans ces ténèbres des gens s’embarquaient.

      Il faisait moins froid dans la crique qu’en mer, grâce à l’écran de roche dressé au nord de ce bassin; diminution qui n’empêchait pas ces gens de grelotter. Ils se hâtaient.

      Les effets de crépuscule découpent les formes à l’emporte-pièce; de certaines dentelures à leurs habits étaient visibles, et montraient que ces gens appartenaient à la classe nommée en Angleterre the ragged, c’est-à-dire les déguenillés.

      On distinguait vaguement dans les reliefs de la falaise la torsion d’un sentier. Une fille qui laisse pendre et traîner son lacet sur un dossier de fauteuil dessine, sans s’en douter, à peu près tous les sentiers de falaises et de montagnes. Le sentier de cette crique, plein de noeuds et de coudes, presque à pic,


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