Notre Dame de Paris. Victor Hugo
se répandant entre les objets et lui, ne les lui avait laissé entrevoir que dans la brume incohérente du cauchemar, dans ces ténèbres des rêves qui font trembler tous les contours, grimacer toutes les formes, s’agglomérer les objets en groupes démesurés, dilatant les choses en chimères et les hommes en fantômes. Peu à peu à cette hallucination succéda un regard moins égaré et moins grossissant. Le réel se faisait jour autour de lui, lui heurtait les yeux, lui heurtait les pieds, et démolissait pièce à pièce toute l’effroyable poésie dont il s’était cru d’abord entouré. Il fallut bien s’apercevoir qu’il ne marchait pas dans le Styx, mais dans la boue, qu’il n’était pas coudoyé par des démons, mais par des voleurs; qu’il n’y allait pas de son âme, mais tout bonnement de sa vie (puisqu’il lui manquait ce précieux conciliateur qui se place si efficacement entre le bandit et l’honnête homme: la bourse). Enfin, en examinant l’orgie de plus près et avec plus de sang-froid, il tomba du sabbat au cabaret.
La Cour des Miracles n’était en effet qu’un cabaret, mais un cabaret de brigands, tout aussi rouge de sang que de vin.
Le spectacle qui s’offrit à ses yeux, quand son escorte en guenilles le déposa enfin au terme de sa course, n’était pas propre à le ramener à la poésie, fût-ce même à la poésie de l’enfer. C’était plus que jamais la prosaïque et brutale réalité de la taverne. Si nous n’étions pas au quinzième siècle, nous dirions que Gringoire était descendu de Michel-Ange à Callot.
Autour d’un grand feu qui brûlait sur une large dalle ronde, et qui pénétrait de ses flammes les tiges rougies d’un trépied vide pour le moment, quelques tables vermoulues étaient dressées, çà et là, au hasard, sans que le moindre laquais géomètre eût daigné ajuster leur parallélisme ou veiller à ce qu’au moins elles ne se coupassent pas à des angles trop inusités. Sur ces tables reluisaient quelques pots ruisselants de vin et de cervoise, et autour de ces pots se groupaient force visages bachiques, empourprés de feu et de vin. C’était un homme à gros ventre et à joviale figure qui embrassait bruyamment une fille de joie, épaisse et charnue. C’était une espèce de faux soldat, un narquois, comme on disait en argot, qui défaisait en sifflant les bandages de sa fausse blessure, et qui dégourdissait son genou sain et vigoureux, emmailloté depuis le matin dans mille ligatures. Au rebours, c’était un malingreux qui préparait avec de l’éclaire et du sang de bœuf sa jambe de Dieu du lendemain. Deux tables plus loin, un coquillart, avec son costume complet de pèlerin, épelait la complainte de Sainte-Reine, sans oublier la psalmodie et le nasillement. Ailleurs un jeune hubin prenait leçon d’épilepsie d’un vieux sabouleux qui lui enseignait l’art d’écumer en mâchant un morceau de savon. À côté, un hydropique se dégonflait, et faisait boucher le nez à quatre ou cinq larronnesses qui se disputaient à la même table un enfant volé dans la soirée. Toutes circonstances qui, deux siècles plus tard, semblèrent si ridicules à la cour, comme dit Sauval, qu’elles servirent de passe-temps au roi et d’entrée au ballet royal de La Nuit, divisé en quatre parties et dansé sur le théâtre du Petit-Bourbon[26]. «Jamais, ajoute un témoin oculaire de 1653, les subites métamorphoses de la Cour des Miracles n’ont été plus heureusement représentées. Benserade nous y prépara par des vers assez galants.»
Le gros rire éclatait partout, et la chanson obscène. Chacun tirait à soi, glosant et jurant sans écouter le voisin. Les pots trinquaient, et les querelles naissaient au choc des pots, et les pots ébréchés faisaient déchirer les haillons.
Un gros chien, assis sur sa queue, regardait le feu. Quelques enfants étaient mêlés à cette orgie. L’enfant volé, qui pleurait et criait. Un autre, gros garçon de quatre ans, assis les jambes pendantes sur un banc trop élevé, ayant de la table jusqu’au menton, et ne disant mot. Un troisième étalant gravement avec son doigt sur la table le suif en fusion qui coulait d’une chandelle. Un dernier, petit, accroupi dans la boue, presque perdu dans un chaudron qu’il raclait avec une tuile et dont il tirait un son à faire évanouir Stradivarius.
Un tonneau était près du feu, et un mendiant sur le tonneau. C’était le roi sur son trône.
Les trois qui avaient Gringoire l’amenèrent devant ce tonneau, et toute la bacchanale fit un moment silence, excepté le chaudron habité par l’enfant.
Gringoire n’osait souffler ni lever les yeux.
«Hombre, quita ta sombrero[27]», dit l’un des trois drôles à qui il était; et avant qu’il eût compris ce que cela voulait dire, l’autre lui avait pris son chapeau. Misérable bicoquet, il est vrai, mais bon encore un jour de soleil ou un jour de pluie. Gringoire soupira.
Cependant le roi, du haut de sa futaille, lui adressa la parole.
«Qu’est-ce que c’est que ce maraud?»
Gringoire tressaillit. Cette voix, quoique accentuée par la menace, lui rappela une autre voix qui le matin même avait porté le premier coup à son mystère en nasillant au milieu de l’auditoire: La charité, s’il vous plaît! Il leva la tête. C’était en effet Clopin Trouillefou.
Clopin Trouillefou, revêtu de ses insignes royaux, n’avait pas un haillon de plus ni de moins. Sa plaie au bras avait déjà disparu. Il portait à la main un de ces fouets à lanières de cuir blanc dont se servaient alors les sergents à verge pour serrer la foule, et que l’on appelait boullayes. Il avait sur la tête une espèce de coiffure cerclée et fermée par le haut; mais il était difficile de distinguer si c’était un bourrelet d’enfant ou une couronne de roi, tant les deux choses se ressemblent.
Cependant Gringoire, sans savoir pourquoi, avait repris quelque espoir en reconnaissant dans le roi de la Cour des Miracles son maudit mendiant de la grand-salle.
«Maître, balbutia-t-il… Monseigneur… Sire… Comment dois-je vous appeler? dit-il enfin, arrivé au point culminant de son crescendo, et ne sachant plus comment monter ni redescendre.
– Monseigneur, Sa Majesté, ou camarade, appelle-moi comme tu voudras. Mais dépêche. Qu’as-tu à dire pour ta défense?»
Pour ta défense! pensa Gringoire, ceci me déplaît. Il reprit en bégayant: «Je suis celui qui ce matin…
– Par les ongles du diable! interrompit Clopin, ton nom, maraud, et rien de plus. Écoute. Tu es devant trois puissants souverains: moi, Clopin Trouillefou, roi de Thunes, successeur du grand coësre, suzerain suprême du royaume de l’argot; Mathias Hungadi Spicali, duc d’Égypte et de Bohême, ce vieux jaune que tu vois là avec un torchon autour de la tête; Guillaume Rousseau, empereur de Galilée, ce gros qui ne nous écoute pas et qui caresse une ribaude. Nous sommes tes juges. Tu es entré dans le royaume d’argot sans être argotier, tu as violé les privilèges de notre ville. Tu dois être puni, à moins que tu ne sois capon, franc-mitou ou rifodé, c’est-à-dire, dans l’argot des honnêtes gens, voleur, mendiant ou vagabond. Es-tu quelque chose comme cela? Justifie-toi. Décline tes qualités.
– Hélas! dit Gringoire, je n’ai pas cet honneur. Je suis l’auteur…
– Cela suffit, reprit Trouillefou sans le laisser achever. Tu vas être pendu. Chose toute simple, messieurs les honnêtes bourgeois! comme vous traitez les nôtres chez vous, nous traitons les vôtres chez nous. La loi que vous faites aux truands, les truands vous la font. C’est votre faute si elle est méchante. Il faut bien qu’on voie de temps en temps une grimace d’honnête homme au-dessus du collier de chanvre; cela rend la chose honorable. Allons, l’ami, partage gaiement tes guenilles à ces demoiselles. Je vais te faire pendre pour amuser les truands, et tu leur donneras ta bourse pour boire. Si tu as quelque momerie à faire, il y a là-bas dans l’égrugeoir un très bon Dieu-le-Père en pierre que nous avons volé à Saint-Pierre-aux-Bœufs. Tu as quatre minutes pour lui jeter ton âme à la tête.»
La harangue était formidable.
«Bien dit, sur mon âme! Clopin Trouillefou prêche comme un saint-père le pape, s’écria l’empereur de Galilée en cassant son pot pour étayer sa table.
– Messeigneurs les empereurs et rois, dit Gringoire avec sang-froid (car je ne sais comment la fermeté lui était revenue, et il parlait résolument), vous n’y