Les trois mousquetaires. Alexandre Dumas
Aramis.
– Le Gascon est le diable ! s’écria Athos, rien ne lui échappe.
– Le fait est, dit Porthos, qu’Aramis est de la taille et a quelque chose de la tournure du beau duc ; mais cependant, il me semble que l’habit de mousquetaire…
– J’avais un manteau énorme, dit Aramis.
– Au mois de juillet, diable ! fit Porthos, est-ce que le docteur craint que tu ne sois reconnu ?
– Je comprends encore, dit Athos, que l’espion se soit laissé prendre par la tournure ; mais le visage…
– J’avais un grand chapeau, dit Aramis.
– Oh ! mon Dieu, s’écria Porthos, que de précautions pour étudier la théologie !
– Messieurs, messieurs, dit d’Artagnan, ne perdons pas notre temps à badiner ; éparpillons-nous et cherchons la femme du mercier, c’est la clef de l’intrigue.
– Une femme de condition si inférieure ! vous croyez, d’Artagnan ? fit Porthos en allongeant les lèvres avec mépris.
– C’est la filleule de La Porte, le valet de confiance de la reine. Ne vous l’ai-je pas dit, messieurs ? Et d’ailleurs, c’est peut-être un calcul de Sa Majesté d’avoir été, cette fois, chercher ses appuis si bas. Les hautes têtes se voient de loin, et le cardinal a bonne vue.
– Eh bien, dit Porthos, faites d’abord prix avec le mercier, et bon prix.
– C’est inutile, dit d’Artagnan, car je crois que s’il ne nous paie pas, nous serons assez payés d’un autre côté.»
En ce moment, un bruit précipité de pas retentit dans l’escalier, la porte s’ouvrit avec fracas, et le malheureux mercier s’élança dans la chambre où se tenait le conseil.
«Ah ! messieurs, s’écria-t-il, sauvez-moi, au nom du Ciel, sauvez-moi ! Il y a quatre hommes qui viennent pour m’arrêter ; sauvez-moi, sauvez-moi !»
Porthos et Aramis se levèrent.
«Un moment, s’écria d’Artagnan en leur faisant signe de repousser au fourreau leurs épées à demi tirées ; un moment, ce n’est pas du courage qu’il faut ici, c’est de la prudence.
– Cependant, s’écria Porthos, nous ne laisserons pas…
– Vous laisserez faire d’Artagnan, dit Athos, c’est, je le répète, la forte tête de nous tous, et moi, pour mon compte, je déclare que je lui obéis. Fais ce que tu voudras, d’Artagnan.»
En ce moment, les quatre gardes apparurent à la porte de l’antichambre, et voyant quatre mousquetaires debout et l’épée au côté, hésitèrent à aller plus loin.
«Entrez, messieurs, entrez, cria d’Artagnan ; vous êtes ici chez moi, et nous sommes tous de fidèles serviteurs du roi et de M. le cardinal.
– Alors, messieurs, vous ne vous opposerez pas à ce que nous exécutions les ordres que nous avons reçus ? demanda celui qui paraissait le chef de l’escouade.
– Au contraire, messieurs, et nous vous prêterions main-forte, si besoin était.
– Mais que dit-il donc ? marmotta Porthos.
– Tu es un niais, dit Athos, silence !
– Mais vous m’avez promis…, dit tout bas le pauvre mercier.
– Nous ne pouvons vous sauver qu’en restant libres, répondit rapidement et tout bas d’Artagnan, et si nous faisons mine de vous défendre, on nous arrête avec vous.
– Il me semble, cependant…
– Venez, messieurs, venez, dit tout haut d’Artagnan ; je n’ai aucun motif de défendre monsieur. Je l’ai vu aujourd’hui pour la première fois, et encore à quelle occasion, il vous le dira lui-même, pour me venir réclamer le prix de mon loyer. Est-ce vrai, monsieur Bonacieux ? Répondez !
– C’est la vérité pure, s’écria le mercier, mais monsieur ne vous dit pas…
– Silence sur moi, silence sur mes amis, silence sur la reine surtout, ou vous perdriez tout le monde sans vous sauver. Allez, allez, messieurs, emmenez cet homme !»
Et d’Artagnan poussa le mercier tout étourdi aux mains des gardes, en lui disant :
«Vous êtes un maraud, mon cher ; vous venez me demander de l’argent, à moi ! à un mousquetaire ! En prison, messieurs, encore une fois, emmenez-le en prison et gardez-le sous clef le plus longtemps possible, cela me donnera du temps pour payer.»
Les sbires se confondirent en remerciements et emmenèrent leur proie.
Au moment où ils descendaient, d’Artagnan frappa sur l’épaule du chef :
«Ne boirai-je pas à votre santé et vous à la mienne ? dit-il, en remplissant deux verres du vin de Beaugency qu’il tenait de la libéralité de M. Bonacieux.
– Ce sera bien de l’honneur pour moi, dit le chef des sbires, et j’accepte avec reconnaissance.
– Donc, à la vôtre, monsieur… comment vous nommez-vous ?
– Boisrenard.
– Monsieur Boisrenard !
– À la vôtre, mon gentilhomme : comment vous nommez-vous, à votre tour, s’il vous plaît ?
– D’Artagnan.
– À la vôtre, monsieur d’Artagnan !
– Et par-dessus toutes celles-là, s’écria d’Artagnan comme emporté par son enthousiasme, à celle du roi et du cardinal.»
Le chef des sbires eût peut-être douté de la sincérité de d’Artagnan, si le vin eût été mauvais ; mais le vin était bon, il fut convaincu.
«Mais quelle diable de vilenie avez-vous donc faite là ? dit Porthos lorsque l’alguazil en chef eut rejoint ses compagnons, et que les quatre amis se retrouvèrent seuls. Fi donc ! quatre mousquetaires laisser arrêter au milieu d’eux un malheureux qui crie à l’aide ! Un gentilhomme trinquer avec un recors !
– Porthos, dit Aramis, Athos t’a déjà prévenu que tu étais un niais, et je me range de son avis. D’Artagnan, tu es un grand homme, et quand tu seras à la place de M. de Tréville, je te demande ta protection pour me faire avoir une abbaye.
– Ah çà, je m’y perds, dit Porthos, vous approuvez ce que d’Artagnan vient de faire ?
– Je le crois parbleu bien, dit Athos ; non seulement j’approuve ce qu’il vient de faire, mais encore je l’en félicite.
– Et maintenant, messieurs, dit d’Artagnan sans se donner la peine d’expliquer sa conduite à Porthos, tous pour un, un pour tous, c’est notre devise, n’est-ce pas ?
– Cependant… dit Porthos.
– Étends la main et jure !» s’écrièrent à la fois Athos et Aramis.
Vaincu par l’exemple, maugréant tout bas, Porthos étendit la main, et les quatre amis répétèrent d’une seule voix la formule dictée par d’Artagnan :
«Tous pour un, un pour tous.»
«C’est bien, que chacun se retire maintenant chez soi, dit d’Artagnan comme s’il n’avait fait autre chose que de commander toute sa vie, et attention, car à partir de ce moment, nous voilà aux prises avec le cardinal.»
CHAPITRE X. UNE SOURICIÈRE AU XVIIe SIÈCLE
L’invention de la souricière ne date pas de nos jours ; dès que les sociétés, en se formant, eurent inventé une police quelconque, cette police, à son tour, inventa les souricières.
Comme peut-être nos lecteurs ne sont pas familiarisés encore avec l’argot de la rue de Jérusalem, et que c’est, depuis que nous écrivons – et il y a quelque quinze ans de cela –, la première fois que nous employons