Le père Goriot. Honore de Balzac
et de savoir quelles étaient ses relations avec le père Goriot. Cette femme, évidemment amoureuse de Maxime; cette femme, maîtresse de son mari, liée secrètement au vieux vermicellier, lui semblait tout un mystère. Il voulait pénétrer ce mystère, espérant ainsi pouvoir régner en souverain sur cette femme si éminemment Parisienne.
– Anastasie, dit le comte appelant de nouveau sa femme.
– Allons, mon pauvre Maxime, dit-elle au jeune homme, il faut se résigner. À ce soir…
– J’espère, Nasie, lui dit-il à l’oreille, que vous consignerez ce petit jeune homme dont les yeux s’allumaient comme des charbons quand votre peignoir s’entr’ouvrait. Il vous ferait des déclarations, vous compromettrait, et vous me forceriez à le tuer.
– Êtes-vous fou, Maxime? dit-elle. Ces petits étudiants ne sont-ils pas, au contraire, d’excellents paratonnerres? Je le ferai, certes, prendre en grippe à Restaud.
Maxime éclata de rire et sortit suivi de la comtesse, qui se mit à la fenêtre pour le voir montant en voiture, faisant [fait] piaffer son cheval, et agitant son fouet. Elle ne revint que quand la grande porte fut fermée.
– Dites donc, lui cria le comte quand elle rentra, ma chère, la terre où demeure la famille de monsieur n’est pas loin de Verteuil, sur la Charente. Le grand-oncle de monsieur et mon grand-père se connaissaient.
– Enchantée d’être en pays de connaissance, dit la comtesse distraite.
– Plus que vous ne le croyez, dit à voix basse Eugène.
– Comment? dit-elle vivement.
– Mais, reprit l’étudiant, je viens de voir sortir de chez vous un monsieur avec lequel je suis porte à porte dans la même pension, le père Goriot.
À ce nom enjolivé du mot père, le comte, qui tisonnait, jeta les pincettes dans le feu, comme si elles lui eussent brûlé les mains, et se leva.
– Monsieur, vous auriez pu dire monsieur Goriot! s’écria-t-il.
La comtesse pâlit d’abord en voyant l’impatience de son mari, puis elle rougit, et fut évidemment embarrassée; elle répondit d’une voix qu’elle voulut rendre naturelle, et d’un air faussement dégagé: «Il est impossible de connaître quelqu’un que nous aimions mieux…» Elle s’interrompit, regarda son piano, comme s’il se réveillait en elle quelque fantaisie, et dit: – Aimez-vous la musique, monsieur?
– Beaucoup, répondit Eugène devenu rouge et bêtifié par l’idée confuse qu’il eut d’avoir commis quelque lourde sottise.
– Chantez-vous? s’écria-t-elle en s’en allant à son piano dont elle attaqua vivement toutes les touches en les remuant depuis l’ut d’en bas jusqu’au fa d’en haut. Rrrrah!
– Non, madame.
Le comte de Restaud se promenait de long en large.
– C’est dommage, vous vous êtes privé d’un grand moyen de succès. – Ca-a-ro, ca-a-ro, ca-a-a-a-ro, non du-bita-re, chanta la comtesse.
En prononçant le nom du père Goriot, Eugène avait donné un coup de baguette magique, mais dont l’effet était l’inverse de celui qu’avaient frappé ces mots: parent de madame de Beauséant. Il se trouvait dans la situation d’un homme introduit par faveur chez un amateur de curiosités, et qui, touchant par mégarde une armoire pleine de figurés sculptées, fait tomber trois ou quatre têtes mal collées. Il aurait voulu se jeter dans un gouffre. Le visage de madame de Restaud était sec, froid, et ses yeux devenus indifférents fuyaient ceux du malencontreux étudiant.
– Madame, dit-il, vous avez à causer avec monsieur de Restaud, veuillez agréer mes hommages, et me permettre…
– Toutes les fois que vous viendrez, dit précipitamment la comtesse en arrêtant Eugène par un geste, vous êtes sûr de nous faire, à monsieur de Restaud comme à moi, le plus vif plaisir.
Eugène salua profondément le couple et sortit suivi de monsieur de Restaud, qui, malgré ses instances, l’accompagna jusque dans l’antichambre.
– Toutes les fois que monsieur se présentera, dit le comte à Maurice, ni madame ni moi nous n’y serons.
Quand Eugène mit le pied sur le perron, il s’aperçut qu’il pleuvait. – Allons, se dit-il, je suis venu faire une gaucherie dont j’ignore la cause et la portée, je gâterai par-dessus le marché mon habit et mon chapeau. Je devrais rester dans un coin à piocher le Droit, ne penser qu’à devenir un rude magistrat. Puis-je aller dans le monde quand, pour y manœuvrer convenablement, il faut un tas de cabriolets, de bottes cirées, d’agrès indispensables, des chaînes d’or, dès le matin des gants de daim blancs qui coûtent six francs, et toujours des gants jaunes le soir? Vieux drôle de père Goriot, va!
Quand il se trouva sous la porte de la rue, le cocher d’une voiture de louage, qui venait sans doute de remiser de nouveaux mariés et qui ne demandait pas mieux que de voler à son maître quelques courses de contrebande, fit à Eugène un signe en le voyant sans parapluie, en habit noir, gilet blanc, gants jaunes et bottes cirées. Eugène était sous l’empire d’une de ces rages sourdes qui poussent un jeune homme à s’enfoncer de plus en plus dans l’abîme où il est entré, comme s’il espérait y trouver une heureuse issue. Il consentit par un mouvement de tête à la demande du cocher. Sans avoir plus de vingt-deux sous dans sa poche, il monta dans la voiture où quelques grains de fleurs d’oranger et des brins de cannetille attestaient le passage des mariés.
– Où monsieur va-t-il? demanda le cocher, qui n’avait déjà plus ses gants blancs.
– Parbleu! se dit Eugène, puisque je m’enfonce, il faut au moins que cela me serve à quelque chose! Allez à l’hôtel de Beauséant, ajouta-t-il à haute voix.
– Lequel? dit le cocher.
Mot sublime qui confondit Eugène. Cet élégant inédit ne savait pas qu’il y avait deux hôtels de Beauséant, il ne connaissait pas combien il était riche en parents qui ne se souciaient pas de lui.
– Le vicomte de Beauséant, rue…
– De Grenelle, dit le cocher en hochant la tête et l’interrompant. Voyez-vous, il y a encore l’hôtel du comte et du marquis de Beauséant, rue Saint-Dominique, ajouta-t-il en relevant le marchepied.
– Je le sais bien, répondit Eugène d’un air sec. Tout le monde aujourd’hui se moque donc de moi! dit-il en jetant son chapeau sur les coussins de devant. Voilà une escapade qui va me coûter la rançon d’un roi. Mais au moins je vais faire ma visite à ma soi— disant cousine d’une manière solidement aristocratique. Le père Goriot me coûte déjà au moins dix francs, le vieux scélérat! Ma foi, je vais raconter mon aventure à madame de Beauséant, peut-être la ferai-je rire. Elle saura sans doute le mystère des liaisons criminelles de ce vieux rat sans queue et de cette belle femme. Il vaut mieux plaire à ma cousine que de me cogner contre cette femme immorale, qui me fait l’effet d’être bien coûteuse. Si le nom de la belle vicomtesse est si puissant, de quel poids doit donc être sa personne? Adressons-nous en haut. Quand on s’attaque à quelque chose dans le ciel, il faut viser Dieu!
Ces paroles sont la formule brève des mille et une pensées entre lesquelles il flottait. Il reprit un peu de calme et d’assurance en voyant tomber la pluie. Il se dit que s’il allait dissiper deux des précieuses pièces de cent sous qui lui restaient, elles seraient heureusement employées à la conservation de son habit, de ses bottes et de son chapeau. Il n’entendit pas sans un mouvement d’hilarité son cocher criant: La porte, s’il vous plaît! Un suisse rouge et doré fit grogner sur ses gonds la porte de l’hôtel, et Rastignac vit avec une douce satisfaction sa voiture passant sous le porche, tournant dans la cour, et s’arrêtant sous la marquise du perron. Le cocher à grosse houppelande bleue bordée de rouge vint déplier le marchepied. En descendant de sa voiture, Eugène entendit des rires étouffés qui partaient sous le péristyle. Trois ou quatre valets avaient déjà plaisanté sur cet équipage de mariée vulgaire. Leur rire éclaira l’étudiant