L'île mystérieuse. Jules Verne
craignant d’érailler le phosphore.
«Non, je ne pourrai pas, dit-il, ma main tremble… L’allumette raterait… Je ne peux pas… je ne veux pas!…»
Et se relevant, il chargea Harbert de le remplacer.
Certes, le jeune garçon n’avait de sa vie été aussi impressionné. Le cœur lui battait fort. Prométhée allant dérober le feu du ciel ne devait pas être plus ému! Il n’hésita pas, cependant, et frotta rapidement le galet. Un petit grésillement se fit entendre et une légère flamme bleuâtre jaillit en produisant une fumée âcre. Harbert retourna doucement l’allumette, de manière à alimenter la flamme, puis, il la glissa dans le cornet de papier.
Le papier prit feu en quelques secondes, et les mousses brûlèrent aussitôt. Quelques instants plus tard, le bois sec craquait, et une joyeuse flamme, activée par le vigoureux souffle du marin, se développait au milieu de l’obscurité.
«Enfin, s’écria Pencroff en se relevant, je n’ai jamais été si ému de ma vie!»
Il est certain que ce feu faisait bien sur le foyer de pierres plates. La fumée s’en allait facilement par l’étroit conduit, la cheminée tirait, et une agréable chaleur ne tarda pas à se répandre.
Quant à ce feu, il fallait prendre garde de ne plus le laisser éteindre, et conserver toujours quelque braise sous la cendre. Mais ce n’était qu’une affaire de soin et d’attention, puisque le bois ne manquait pas, et que la provision pourrait toujours être renouvelée en temps utile.
Pencroff songea tout d’abord à utiliser le foyer, en préparant un souper plus nourrissant qu’un plat de lithodomes. Deux douzaines d’œufs furent apportées par Harbert. Le reporter, accoté dans un coin, regardait ces apprêts sans rien dire. Une triple pensée tendait son esprit. Cyrus vit-il encore?
S’il vit, où peut-il être? S’il a survécu à sa chute, comment expliquer qu’il n’ait pas trouvé le moyen de faire connaître son existence? Quant à Nab, il rôdait sur la grève. Ce n’était plus qu’un corps sans âme.
Pencroff, qui connaissait cinquante-deux manières d’accommoder les œufs, n’avait pas le choix en ce moment. Il dut se contenter de les introduire dans les cendres chaudes, et de les laisser durcir à petit feu. En quelques minutes, la cuisson fut opérée, et le marin invita le reporter à prendre sa part du souper.
Tel fut le premier repas des naufragés sur cette côte inconnue. Ces œufs durcis étaient excellents, et, comme l’œuf contient tous les éléments indispensables à la nourriture de l’homme, ces pauvres gens s’en trouvèrent fort bien et se sentirent réconfortés.
Ah! si l’un d’eux n’eût pas manqué à ce repas! Si les cinq prisonniers échappés de Richmond eussent été tous là, sous ces roches amoncelées, devant ce feu pétillant et clair, sur ce sable sec, peut-être n’auraient-ils eu que des actions de grâces à rendre au ciel! Mais le plus ingénieux, le plus savant aussi, celui qui était leur chef incontesté, Cyrus Smith, manquait, hélas! et son corps n’avait pu même obtenir une sépulture!
Ainsi se passa cette journée du 25 mars. La nuit était venue. On entendait au dehors le vent siffler et le ressac monotone battre la côte. Les galets, poussés et ramenés par les lames, roulaient avec un fracas assourdissant.
Le reporter s’était retiré au fond d’un obscur couloir, après avoir sommairement noté les incidents de ce jour: la première apparition de cette terre nouvelle, la disparition de l’ingénieur, l’exploration de la côte, l’incident des allumettes, etc.; et, la fatigue aidant, il parvint à trouver quelque repos dans le sommeil.
Harbert, lui, s’endormit bientôt. Quant au marin, veillant d’un œil, il passa la nuit près du foyer, auquel il n’épargna pas le combustible. Un seul des naufragés ne reposa pas dans les Cheminées. Ce fut l’inconsolable, le désespéré Nab, qui, cette nuit tout entière, et malgré ce que lui dirent ses compagnons pour l’engager à prendre du repos, erra sur la grève en appelant son maître!
CHAPITRE VI
L’inventaire des objets possédés par ces naufragés de l’air, jetés sur une côte qui paraissait être inhabitée, sera promptement établi.
Ils n’avaient rien, sauf les habits qu’ils portaient au moment de la catastrophe. Il faut cependant mentionner un carnet et une montre que Gédéon Spilett avait conservée par mégarde sans doute, mais pas une arme, pas un outil, pas même un couteau de poche. Les passagers de la nacelle avaient tout jeté au dehors pour alléger l’aérostat.
Les héros imaginaires de Daniel de Foe ou de Wyss, aussi bien que les Selkirk et les Raynal, naufragés à Juan-Fernandez ou à l’archipel des Auckland, ne furent jamais dans un dénuement aussi absolu. Ou ils tiraient des ressources abondantes de leur navire échoué, soit en graines, en bestiaux, en outils, en munitions, ou bien quelque épave arrivait à la côte qui leur permettait de subvenir aux premiers besoins de la vie. Ils ne se trouvaient pas tout d’abord absolument désarmés en face de la nature. Mais ici, pas un instrument quelconque, pas un ustensile. De rien, il leur faudrait arriver à tout!
Et si encore Cyrus Smith eût été avec eux, si l’ingénieur eût pu mettre sa science pratique, son esprit inventif, au service de cette situation, peut-être tout espoir n’eût-il pas été perdu! Hélas!
Il ne fallait plus compter revoir Cyrus Smith.
Les naufragés ne devaient rien attendre que d’eux-mêmes, et de cette Providence qui n’abandonne jamais ceux dont la foi est sincère.
Mais, avant tout, devaient-ils s’installer sur cette partie de la côte, sans chercher à savoir à quel continent elle appartenait, si elle était habitée, ou si ce littoral n’était que le rivage d’une île déserte?
C’était une question importante à résoudre et dans le plus bref délai. De sa solution sortiraient les mesures à prendre. Toutefois, suivant l’avis de Pencroff, il parut convenable d’attendre quelques jours avant d’entreprendre une exploration. Il fallait, en effet, préparer des vivres et se procurer une alimentation plus fortifiante que celle uniquement due à des œufs ou des mollusques. Les explorateurs, exposés à supporter de longues fatigues, sans un abri pour y reposer leur tête, devaient, avant tout, refaire leurs forces.
Les Cheminées offraient une retraite suffisante provisoirement. Le feu était allumé, et il serait facile de conserver des braises. Pour le moment, les coquillages et les œufs ne manquaient pas dans les rochers et sur la grève. On trouverait bien le moyen de tuer quelques-uns de ces pigeons qui volaient par centaines à la crête du plateau, fût-ce à coups de bâton ou à coups de pierre. Peut-être les arbres de la forêt voisine donneraient-ils des fruits comestibles? Enfin, l’eau douce était là. Il fut donc convenu que, pendant quelques jours, on resterait aux Cheminées, afin de s’y préparer pour une exploration, soit sur le littoral, soit à l’intérieur du pays.
Ce projet convenait particulièrement à Nab. Entêté dans ses idées comme dans ses pressentiments, il n’avait aucune hâte d’abandonner cette portion de la côte, théâtre de la catastrophe. Il ne croyait pas, il ne voulait pas croire à la perte de Cyrus Smith.
Non, il ne lui semblait pas possible qu’un tel homme eût fini de cette vulgaire façon, emporté par un coup de mer, noyé dans les flots, à quelques centaines de pas d’un rivage! Tant que les lames n’auraient pas rejeté le corps de l’ingénieur, tant que lui, Nab, n’aurait pas vu de ses yeux, touché de ses mains, le cadavre de son maître, il ne croirait pas à sa mort!
Et cette idée s’enracina plus que jamais dans son cœur obstiné. Illusion peut-être, illusion respectable toutefois, que le marin ne voulut pas détruire! Pour lui, il n’était plus d’espoir, et l’ingénieur avait bien réellement péri dans les flots, mais avec Nab, il n’y avait pas à discuter.
C’était comme le chien qui ne peut quitter la place où est tombé son maître, et sa douleur était telle que, probablement, il ne lui survivrait pas.
Ce matin-là, 26 mars, dès l’aube,