Sodome et Gomorrhe. Marcel Proust
jusqu’à un carrefour, où, sans qu’ils se soient dit un mot, est venu les attendre un de leurs amis d’enfance qui habite un château voisin. Et ils recommencent les jeux d’autrefois, sur l’herbe, dans la nuit, sans échanger une parole. En semaine, ils se voient l’un chez l’autre, causent de n’importe quoi, sans une allusion à ce qui s’est passé, exactement comme s’ils n’avaient rien fait et ne devaient rien refaire, sauf, dans leurs rapports, un peu de froideur, d’ironie, d’irritabilité et de rancune, parfois de la haine. Puis le voisin part pour un dur voyage à cheval, et, à mulet, ascensionne des pics, couche dans la neige ; son ami, qui identifie son propre vice avec une faiblesse de tempérament, la vie casanière et timide, comprend que le vice ne pourra plus vivre en son ami émancipé, à tant de milliers de mètres au-dessus du niveau de la mer. Et en effet, l’autre se marie. Le délaissé pourtant ne guérit pas (malgré les cas où l’on verra que l’inversion est guérissable). Il exige de recevoir lui-même le matin, dans sa cuisine, la crème fraîche des mains du garçon laitier et, les soirs où des désirs l’agitent trop, il s’égare jusqu’à remettre dans son chemin un ivrogne, jusqu’à arranger la blouse de l’aveugle. Sans doute la vie de certains invertis paraît quelquefois changer, leur vice (comme on dit) n’apparaît plus dans leurs habitudes ; mais rien ne se perd : un bijou caché se retrouve ; quand la quantité des urines d’un malade diminue, c’est bien qu’il transpire davantage, mais il faut toujours que l’excrétion se fasse. Un jour cet homosexuel perd un jeune cousin et, à son inconsolable douleur, vous comprenez que c’était dans cet amour, chaste peut-être et qui tenait plus à garder l’estime qu’à obtenir la possession, que les désirs avaient passé par virement, comme dans un budget, sans rien changer au total, certaines dépenses sont portées à un autre exercice. Comme il en est pour ces malades chez qui une crise d’urticaire fait disparaître pour un temps leurs indispositions habituelles, l’amour pur à l’égard d’un jeune parent semble, chez l’inverti, avoir momentanément remplacé, par métastase, des habitudes qui reprendront un jour ou l’autre la place du mal vicariant et guéri.
Cependant le voisin marié du solitaire est revenu ; devant la beauté de la jeune épouse et la tendresse que son mari lui témoigne, le jour où l’ami est forcé de les inviter à dîner, il a honte du passé. Déjà dans une position intéressante, elle doit rentrer de bonne heure, laissant son mari ; celui-ci, quand l’heure est venue de rentrer, demande un bout de conduite à son ami, que d’abord aucune suspicion n’effleure, mais qui, au carrefour, se voit renversé sur l’herbe, sans une parole, par l’alpiniste bientôt père. Et les rencontres recommencent jusqu’au jour où vient s’installer non loin de là un cousin de la jeune femme, avec qui se promène maintenant toujours le mari. Et celui-ci, si le délaissé vient le voir et cherche à s’approcher de lui, furibond, le repousse avec l’indignation que l’autre n’ait pas eu le tact de pressentir le dégoût qu’il inspire désormais. Une fois pourtant se présente un inconnu envoyé par le voisin infidèle ; mais, trop affairé, le délaissé ne peut le recevoir et ne comprend que plus tard dans quel but l’étranger était venu.
Alors le solitaire languit seul. Il n’a d’autre plaisir que d’aller à la station de bain de mer voisine demander un renseignement à un certain employé de chemin de fer. Mais celui-ci a reçu de l’avancement, est nommé à l’autre bout de la France ; le solitaire ne pourra plus aller lui demander l’heure des trains, le prix des premières, et avant de rentrer rêver dans sa tour, comme Grisélidis, il s’attarde sur la plage, telle une étrange Andromède qu’aucun Argonaute ne viendra délivrer, comme une méduse stérile qui périra sur le sable, ou bien il reste paresseusement, avant le départ du train, sur le quai, à jeter sur la foule des voyageurs un regard qui semblera indifférent, dédaigneux ou distrait, à ceux d’une autre race, mais qui, comme l’éclat lumineux dont se parent certains insectes pour attirer ceux de la même espèce, ou comme le nectar qu’offrent certaines fleurs pour attirer les insectes qui les féconderont, ne tromperait pas l’amateur presque introuvable d’un plaisir trop singulier, trop difficile à placer, qui lui est offert, le confrère avec qui notre spécialiste pourrait parler la langue insolite ; tout au plus, à celle-ci quelque loqueteux du quai fera-t-il semblant de s’intéresser, mais pour un bénéfice matériel seulement, comme ceux qui au Collège de France, dans la salle où le professeur de sanscrit parle sans auditeur, vont suivre le cours, mais seulement pour se chauffer. Méduse ! Orchidée ! quand je ne suivais que mon instinct, la méduse me répugnait à Balbec ; mais si je savais la regarder, comme Michelet, du point de vue de l’histoire naturelle et de l’esthétique, je voyais une délicieuse girandole d’azur. Ne sont-elles pas, avec le velours transparent de leurs pétales, comme les mauves orchidées de la mer ? Comme tant de créatures du règne animal et du règne végétal, comme la plante qui produirait la vanille, mais qui, parce que, chez elle, l’organe mâle est séparé par une cloison de l’organe femelle, demeure stérile si les oiseaux-mouches ou certaines petites abeilles ne transportent le pollen des unes aux autres ou si l’homme ne les féconde artificiellement, M. de Charlus (et ici le mot fécondation doit être pris au sens moral, puisqu’au sens physique l’union du mâle avec le mâle est stérile, mais il n’est pas indifférent qu’un individu puisse rencontrer le seul plaisir qu’il est susceptible de goûter, et « qu’ici-bas tout être » puisse donner à quelqu’un « sa musique, sa flamme ou son parfum »), M. de Charlus était de ces hommes qui peuvent être appelés exceptionnels, parce que, si nombreux soient-ils, la satisfaction, si facile chez d’autres de leurs besoins sexuels, dépend de la coïncidence de trop de conditions, et trop difficiles à rencontrer. Pour des hommes comme M. de Charlus, et sous la réserve des accommodements qui paraîtront peu à peu et qu’on a pu déjà pressentir, exigés par le besoin de plaisir, qui se résignent à de demi-consentements, l’amour mutuel, en dehors des difficultés si grandes, parfois insurmontables, qu’il rencontre chez le commun des êtres, leur en ajoute de si spéciales, que ce qui est toujours très rare pour tout le monde devient à leur égard à peu près impossible, et que, si se produit pour eux une rencontre vraiment heureuse ou que la nature leur fait paraître telle, leur bonheur, bien plus encore que celui de l’amoureux normal, a quelque chose d’extraordinaire, de sélectionné, de profondément nécessaire. La haine des Capulet et des Montaigu n’était rien auprès des empêchements de tout genre qui ont été vaincus, des éliminations spéciales que la nature a dû faire subir aux hasards déjà peu communs qui amènent l’amour, avant qu’un ancien giletier, qui comptait partir sagement pour son bureau, titube, ébloui, devant un quinquagénaire bedonnant ; ce Roméo et cette Juliette peuvent croire à bon droit que leur amour n’est pas le caprice d’un instant, mais une véritable prédestination préparée par les harmonies de leur tempérament, non pas seulement par leur tempérament propre, mais par celui de leurs ascendants, par leur plus lointaine hérédité, si bien que l’être qui se conjoint à eux leur appartient avant la naissance, les a attirés par une force comparable à celle qui dirige les mondes où nous avons passé nos vies antérieures. M. de Charlus m’avait distrait de regarder si le bourdon apportait à l’orchidée le pollen qu’elle attendait depuis si longtemps, qu’elle n’avait chance de recevoir que grâce à un hasard si improbable qu’on le pouvait appeler une espèce de miracle. Mais c’était un miracle aussi auquel je venais d’assister, presque du même genre, et non moins merveilleux. Dès que j’eus considéré cette rencontre de ce point de vue, tout m’y sembla empreint de beauté. Les ruses les plus extraordinaires que la nature a inventées pour forcer les insectes à assurer la fécondation des fleurs, qui, sans eux, ne pourraient pas l’être parce que la fleur mâle y est trop éloignée de la fleur femelle, ou qui, si c’est le vent qui doit assurer le transport du pollen, le rend bien plus facile à détacher de la fleur mâle, bien plus aisé à attraper au passage de la fleur femelle, en supprimant la sécrétion du nectar, qui n’est plus utile puisqu’il n’y a pas d’insectes à attirer, et même l’éclat des corolles qui les attirent, et, pour que la fleur soit réservée au pollen qu’il faut, qui ne peut fructifier qu’en elle, lui fait sécréter une liqueur qui l’immunise contre les autres pollens – ne me semblaient pas plus merveilleuses que l’existence de la sous-variété d’invertis destinée à assurer les plaisirs de l’amour à l’inverti devenant vieux : les hommes qui sont attirés