Monsieur Lecoq. Emile Gaboriau
la plénitude de son sang-froid, de tous ses moyens et de toute sa sagacité pour mener à bonne fin cette expédition.
Comment s’y prendrait-il, quand il serait en présence de cette marquise, pour obtenir des aveux sans réticences, pour lui arracher avec tous les détails de la scène du meurtre, le nom du meurtrier ?
– Il faut, pensait-il, se présenter la menace à la bouche, et lui faire peur, tout est là !… si je lui laisse le temps de se reconnaître, je ne saurai rien.
Il s’interrompit, il arrivait devant l’hôtel de la marquise d’Arlange, charmante habitation bâtie entre cour et jardin, et avant de pénétrer dans la place, il jugeait indispensable d’en reconnaître l’intérieur.
– C’est donc là, murmurait-il, que je trouverai le mot de l’énigme. Là, derrière ces riches rideaux de mousseline, agonise d’effroi notre fugitive de l’autre nuit. Quelles ne doivent pas être ses angoisses, depuis qu’elle s’est aperçue de la perte de sa boucle d’oreille…
Durant près d’une heure, établi sous une porte cochère, il resta en observation. Il eût voulu entrevoir un des hôtes de cette belle demeure. Faction perdue ! Pas un visage ne se montra aux glaces des fenêtres, pas un valet ne traversa la cour.
Impatienté, il résolut de commencer une enquête aux environs.
Il ne pouvait tenter sa démarche décisive sans avoir une idée des gens qu’il allait trouver.
Quel pouvait être le mari de cette audacieuse, qui s’encanaillait comme dans les romans régence, et courait la prétentaine, la nuit, au cabaret de la Chupin ?
Lecoq se demandait à qui et où s’adresser, quand de l’autre côté de la rue, il avisa un marchand de vins qui fumait sur le seuil de sa boutique.
Il alla droit à lui, jouant bien l’embarras d’un homme qui a oublié une adresse, et poliment lui demanda l’hôtel d’Arlange.
Sans un mot, sans daigner retirer sa pipe de sa bouche, le marchand étendit le bras.
Mais il était un moyen de le rendre communicatif, c’était, d’entrer dans son établissement, de se faire servir quelque chose et de lui proposer de trinquer.
Ainsi fit le jeune policier, et la vue de deux verres pleins délia comme par miracle la langue du digne négociant.
On ne pouvait mieux tomber pour obtenir des renseignements, car il était établi dans le quartier depuis dix ans et honoré de la clientèle de messieurs les gens de maison.
– Même, dit-il à Lecoq, je vous plains si vous allez chez la marquise pour toucher une facture. Vous aurez le temps d’apprendre le chemin de sa maison avant de voir la couleur de son argent. En voilà une dont les créanciers ne laisseront jamais geler la sonnette.
– Diable !… elle est donc pauvre ?
– Elle !… On lui connaît bien une vingtaine de mille livres de rentes, sans compter cet hôtel. Mais vous savez, quand on dépense tous les ans le double de son revenu…
Il s’arrêta court, pour montrer au jeune policier deux femmes qui passaient, l’une âgée de plus de quarante ans et vêtue de noir, l’autre toute jeune, mise comme une pensionnaire.
– Et tenez, ajouta-t-il, voici justement la petite-fille de la marquise, Mlle Claire, qui passe avec sa gouvernante, Mlle Schmidt.
Lecoq eut un éblouissement.
– Sa petite fille ?… balbutia-t-il.
– Mais oui… la fille de défunt son fils, si vous aimez mieux.
– Quel âge a-t-elle donc ?…
– Une soixantaine d’années, au moins. Mais on ne les lui donnerait pas, non. C’est une de ces vieilles bâties à chaux et à sable, qui vivent cent ans, comme les arbres. Et méchante, qu’elle est !… Je ne voudrais pas lui dire ce que je pense d’elle à deux pouces du nez. Elle aurait plus tôt fait de m’envoyer une taloche que moi d’avaler ce verre d’eau-de-vie…
– Pardon, interrompit le jeune policier, elle n’occupe pas seule cet hôtel…
– Mon Dieu !… si, toute seule avec sa petite-fille, la gouvernante et deux domestiques… Mais qu’est-ce qui vous prend donc ?…
Le fait est que ce pauvre Lecoq était plus blanc que sa chemise. C’était le magique édifice de ses espérances qui s’écroulait aux paroles de cet homme comme le fragile château de cartes d’un enfant.
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