Monsieur Parent. Guy de Maupassant
frémissait de l’envie violente de lui arracher la barbe et les joues avec ses ongles. Dans la voix, dans le ton, dans l’allure, elle sentait bien la révolte, quoiqu’elle ne pût rien répondre; et elle cherchait à reprendre l’offensive par quelque mot direct et blessant.
– Tu as dîné? dit-elle.
– Non, j’ai attendu.
Elle haussa les épaules avec impatience.
– C’est stupide d’attendre après sept heures et demie. Tu aurais dû comprendre que j’avais été retenue, que j’avais eu des affaires, des courses.
Puis, tout à coup, un besoin lui vint d’expliquer l’emploi de son temps, et elle raconta, avec des paroles brèves, hautaines, qu’ayant eu des objets de mobilier à choisir très loin, très loin, rue de Rennes, elle avait rencontré Limousin à sept heures passées, boulevard Saint-Germain, en revenant, et qu’alors elle lui avait demandé son bras pour entrer manger un morceau dans un restaurant où elle n’osait pénétrer seule, bien qu’elle se sentît défaillir de faim. Voilà comment elle avait dîné, avec Limousin, si on pouvait appeler cela dîner; car ils n’avaient pris qu’un bouillon et un demi-poulet, tant ils avaient hâte de revenir.
Parent répondit simplement: – Mais tu as bien fait. Je ne t’adresse pas de reproches.
Alors Limousin, resté jusque-là muet, presque caché derrière Henriette, s’approcha et tendit sa main en murmurant:
– Tu vas bien?
Parent prit cette main offerte, et, la serrant mollement: – Oui, très bien.
Mais la jeune femme avait saisi un mot dans la dernière phrase de son mari.
– Des reproches… pourquoi parles-tu de reproches?… On dirait que tu as une intention.
Il s’excusa: – Non, pas du tout. Je voulais simplement te répondre que je ne m’étais pas inquiété de ton retard et que je ne t’en faisais point un crime.
Elle le prit de haut, cherchant un prétexte à querelle: – De mon retard?… On dirait vraiment qu’il est une heure du matin et que je passe la nuit dehors.
– Mais non, ma chère amie. J’ai dit «retard» parce que je n’ai pas d’autre mot. Tu devais rentrer à six heures et demie, tu rentres à huit heures et demie. C’est un retard, ça! Je le comprends très bien; je ne… ne… ne m’en étonne même pas… Mais… mais… il m’est difficile d’employer un autre mot.
– C’est que tu le prononces comme si j’avais découché…
– Mais non… mais non…
Elle vit qu’il céderait toujours, et elle allait entrer dans sa chambre, quand elle s’aperçut enfin que Georges hurlait. Alors elle demanda, avec un visage ému:
– Qu’a donc le petit?
– Je t’ai dit que Julie l’avait un peu maltraité.
– Qu’est-ce qu’elle lui a fait, cette gueuse?
– Oh! presque rien. Elle l’a poussé et il est tombé.
Elle voulut voir son enfant et s’élança dans la salle à manger, puis s’arrêta net devant la table couverte de vin répandu, de carafes et de verres brisés, et de salières renversées.
– Qu’est-ce que c’est que ce ravage-là?
– C’est Julie qui…
Mais elle lui coupa la parole avec fureur:
– C’est trop fort, à la fin! Julie me traite de dévergondée, bat mon enfant, casse ma vaisselle, bouleverse ma maison, et il semble que tu trouves cela tout naturel.
– Mais non… puisque je l’ai renvoyée.
– Vraiment!… Tu l’as renvoyée!… Mais il fallait la faire arrêter. C’est le commissaire de police qu’on appelle dans ces cas-là!
Il balbutia: – Mais… ma chère amie… je ne pouvais pourtant pas… il n’y avait point de raison… Vraiment, il était bien difficile…
Elle haussa les épaules avec un infini dédain.
– Tiens, tu ne seras jamais qu’une loque, un pauvre sire, un pauvre homme sans volonté, sans fermeté, sans énergie. Ah! elle a dû t’en dire de raides, ta Julie, pour que tu te sois décidé à la mettre dehors. J’aurais voulu être là une minute, rien qu’une minute.
Ayant ouvert la porte du salon, elle courut à Georges, le releva, le serra dans ses bras en l’embrassant: «Georget, qu’est-ce que tu as, mon chat, mon mignon, mon poulet?»
Caressé par sa mère, il se tut. Elle répéta:
– Qu’est-ce que tu as?
Il répondit, ayant vu trouble avec ses yeux d’enfant effrayé:
– C’est Zulie qu’a battu papa.
Henriette se retourna vers son mari, stupéfaite d’abord. Puis une folle envie de rire s’éveilla dans son regard, passa comme un frisson sur ses joues fines, releva sa lèvre, retroussa les ailes de ses narines, et enfin jaillit de sa bouche en une claire fusée de joie, en une cascade de gaieté, sonore et vive comme une roulade d’oiseau. Elle répétait, avec de petits cris méchants qui passaient entre ses dents blanches et déchiraient Parent ainsi que des morsures: «Ah!… ah!… ah!… ah!… elle t’a ba… ba… battu… Ah!… ah!… ah!… que c’est drôle… que c’est drôle… Vous entendez, Limousin. Julie l’a battu… battu… Julie a battu mon mari… Ah!… ah!… ah!… que c’est drôle!…»
Parent balbutiait:
– Mais non… mais non… ce n’est pas vrai… ce n’est pas vrai… C’est moi, au contraire, qui l’ai jetée dans la salle à manger, si fort qu’elle a bouleversé la table. L’enfant a mal vu. C’est moi qui l’ai battue!
Henriette disait à son fils: – Répète, mon poulet. C’est Julie qui a battu papa!
Il répondit: – Oui, c’est Zulie.
Puis, passant soudain à une autre idée, elle reprit: – Mais il n’a pas dîné, cet enfant-là? Tu n’as rien mangé, mon chéri?
– Non, maman.
Alors elle se retourna, furieuse, vers son mari: – Tu es donc fou, archi-fou! Il est huit heures et demie et Georges n’a pas dîné!
Il s’excusa, égaré dans cette scène et dans cette explication, écrasé sous cet écroulement de sa vie.
– Mais, ma chère amie, nous t’attendions. Je ne voulais pas dîner sans toi. Comme tu rentres tous les jours en retard, je pensais que tu allais revenir d’un moment à l’autre.
Elle lança dans un fauteuil son chapeau, gardé jusque-là sur sa tête, et, la voix nerveuse:
– Vraiment, c’est intolérable d’avoir affaire à des gens qui ne comprennent rien, qui ne devinent rien, qui ne savent rien faire par eux-mêmes. Alors, si j’étais rentrée à minuit, l’enfant n’aurait rien mangé du tout. Comme si tu n’aurais pas pu comprendre, après sept heures et demie passées, que j’avais eu un empêchement, un retard, une entrave!…
Parent tremblait, sentant la colère le gagner; mais Limousin s’interposa et, se tournant vers la jeune femme:
– Vous êtes tout à fait injuste, ma chère amie. Parent ne pouvait pas deviner que vous rentreriez si tard, ce qui ne vous arrive jamais; et puis, comment vouliez-vous qu’il se tirât d’affaire tout seul, après avoir renvoyé Julie?
Mais Henriette, exaspérée, répondit: – Il faudra pourtant bien qu’il se tire d’affaire, car je ne l’aiderai pas. Qu’il se débrouille!
Et elle entra brusquement dans sa chambre, oubliant déjà que son fils n’avait point mangé.
Alors