Les confessions. Jean-Jacques Rousseau
je feins d’entendre, il va en avant, et je n’entends rien. Mon esprit veut marcher à son heure, il ne peut se soumettre à celle d’autrui.
Le temps des ordinations étant venu, M. Gâtier s’en retourna diacre dans sa province. Il emporta mes regrets, mon attachement, ma reconnaissance. Je fis pour lui des vœux qui n’ont pas été plus exaucés que ceux que j’ai faits pour moi-même. Quelques années après j’appris qu’étant vicaire dans une paroisse, il avait fait un enfant à une fille, la seule dont, avec un cœur très tendre, il eût jamais été amoureux. Ce fut un scandale effroyable dans un diocèse administré très sévèrement. Les prêtres, en bonne règle, ne doivent faire des enfants qu’à des femmes mariées. Pour avoir manqué à cette loi de convenance, il fut mis en prison, diffamé, chassé. Je ne sais s’il aura pu dans la suite rétablir ses affaires; mais le sentiment de son infortune, profondément gravé dans mon cœur, me revint quand j’écrivis l’Émile, et réunissant M. Gâtier avec M. Gaime je fis de ces deux dignes prêtres l’original du Vicaire savoyard. Je me flatte que l’imitation n’a pas déshonoré mes modèles.
Pendant que j’étais au séminaire, M. d’Aubonne fut obligé de quitter Annecy. M. l’Intendant s’avisa de trouver mauvais qu’il fît l’amour à sa femme. C’était faire comme le chien du jardinier; car, quoique Mme Corvezi fût aimable, il vivait fort mal avec elle; des goûts ultramontains la lui rendaient inutile, et il la traitait si brutalement qu’il fut question de séparation. M. Corvezi était un vilain homme, noir comme une taupe, fripon comme une chouette, et qui à force de vexations finit par se faire chasser lui-même. On dit que les Provençaux se vengent de leurs ennemis par des chansons: M. d’Aubonne se vengea du sien par une comédie; il envoya cette pièce à Mme de Warens, qui me la fit voir. Elle me plut, et me fit naître la fantaisie d’en faire une pour essayer si j’étais en effet aussi bête que l’auteur l’avait prononcé: mais ce ne fut qu’à Chambéry que j’exécutai ce projet en écrivant L’Amant de lui-même. Ainsi, quand j’ai dit dans la préface de cette pièce que je l’avais écrite à dix-huit ans, j’ai menti de quelques années.
C’est à peu près à ce temps-ci que se rapporte un événement peu important en lui-même, mais qui a eu pour moi des suites, et qui a fait du bruit dans le monde quand je l’avais oublié. Toutes les semaines j’avais une fois la permission de sortir; je n’ai pas besoin de dire quel usage j’en faisais. Un dimanche que j’étais chez Maman, le feu prit à un bâtiment des cordeliers attenant à la maison qu’elle occupait. Ce bâtiment, où était leur four, était plein jusqu’au comble de fascines sèches. Tout fut embrasé en très peu de temps: la maison était en grand péril et couverte par les flammes que le vent y portait. On se mit en devoir de déménager en hâte et de porter les meubles dans le jardin, qui était vis-à-vis mes anciennes fenêtres et au-delà du ruisseau dont j’ai parlé. J’étais si troublé, que je jetais indifféremment par la fenêtre tout ce qui me tombait sous la main, jusqu’à un gros mortier de pierre qu’en tout autre temps j’aurais eu peine à soulever. J’étais prêt à y jeter de même une grande glace si quelqu’un ne m’eût retenu. Le bon évêque, qui était venu voir Maman ce jour-là, ne resta pas non plus oisif: il l’emmena dans le jardin, où il se mit en prières avec elle et tous ceux qui étaient là; en sorte qu’arrivant quelque temps après, je vis tout le monde à genoux, et m’y mis comme les autres. Durant la prière du saint homme, le vent changea, mais si brusquement et si à propos, que les flammes qui couvraient la maison et entraient déjà par les fenêtres furent portées de l’autre côté de la cour, et la maison n’eut aucun mal. Deux ans après, M. de Bernex étant mort, les Antonins, ses anciens confrères, commencèrent à recueillir les pièces qui pouvaient servir à sa béatification. À la prière du père Boudet, je joignis à ces pièces une attestation du fait que je viens de rapporter, en quoi je fis bien; mais en quoi je fis mal, ce fut de donner ce fait pour un miracle. J’avais vu l’évêque en prière, et durant sa prière j’avais vu le vent changer et même très à propos; voilà ce que je pouvais dire et certifier; mais qu’une de ces deux choses fût la cause de l’autre, voilà ce que je ne devais pas attester, parce que je ne pouvais le savoir. Cependant, autant que je puis me rappeler mes idées, alors sincèrement catholique, j’étais de bonne foi. L’amour du merveilleux, si naturel au cœur humain, ma vénération pour ce vertueux prélat, l’orgueil secret d’avoir peut-être contribué moi-même au miracle, aidèrent à me séduire; et ce qu’il y a de sûr est que si ce miracle eût été l’effet des plus ardentes prières, j’aurais bien pu m’en attribuer ma part.
Plus de trente ans après, lorsque j’eus publié les Lettres de la Montagne, M. Fréron déterra ce certificat, je ne sais comment, et en fit usage dans ses feuilles. Il faut avouer que la découverte était heureuse, et l’à-propos me parut à moi-même très plaisant.
J’étais destiné à être le rebut de tous les états.
Quoique M. Gâtier eût rendu de mes progrès le compte le moins défavorable qui lui fût possible, on voyait qu’ils n’étaient pas proportionnés à mon travail, et cela n’était pas encourageant pour me faire pousser mes études. Aussi l’évêque et le supérieur se rebutèrent-ils, et on me rendit à Mme de Warens comme un sujet qui n’était pas même bon pour être prêtre, au reste assez bon garçon, disait-on, et point vicieux: ce qui fit que, malgré tant de préjugés rebutants sur mon compte, elle ne m’abandonna pas.
Je rapportai chez elle en triomphe son livre de musique, dont j’avais tiré si bon parti. Mon air d’Alphée et Aréthuse était à peu près tout ce que j’avais appris au séminaire. Mon goût marqué pour cet art lui fit naître la pensée de me faire musicien: l’occasion était commode; on faisait chez elle, au moins une fois la semaine, de la musique, et le maître de musique de la cathédrale, qui dirigeait ce petit concert, venait la voir très souvent. C’était un Parisien nommé M. Le Maître, bon compositeur, fort vif, fort gai, jeune encore, assez bien fait, peu d’esprit, mais au demeurant très bon homme. Maman me fit faire sa connaissance; je m’attachais à lui, je ne lui déplaisais pas: on parla de pension, l’on en convint. Bref, j’entrai chez lui, et j’y passai l’hiver d’autant plus agréablement que, la maîtrise n’étant qu’à vingt pas de la maison de Maman, nous étions chez elle en un moment, et nous y soupions très souvent ensemble.
On jugera bien que la vie de la maîtrise, toujours chantante et gaie, avec les musiciens et les enfants de chœur, me plaisait plus que celle du séminaire avec les pères de Saint-Lazare. Cependant cette vie, pour être plus libre, n’en était pas moins égale et réglée. J’étais fait pour aimer l’indépendance et pour n’en abuser jamais. Durant six mois entiers, je ne sortis pas une seule fois que pour aller chez Maman ou à l’église, et je n’en fus pas même tenté. Cet intervalle est un de ceux où j’ai vécu dans le plus grand calme, et que je me suis rappelés avec le plus de plaisir. Dans les situations diverses où je me suis trouvé, quelques-unes ont été marquées par un tel sentiment de bien-être, qu’en les remémorant j’en suis affecté comme si j’y étais encore. Non seulement je me rappelle les temps, les lieux, les personnes, mais tous les objets environnants, la température de l’air, son odeur, sa couleur, une certaine impression locale qui ne s’est fait sentir que là, et dont le souvenir vif m’y transporte de nouveau. Par exemple, tout ce qu’on répétait à la maîtrise, tout ce qu’on chantait au chœur, tout ce qu’on y faisait, le bel et noble habit des chanoines, les chasubles des prêtres, les mitres des chantres, la figure des musiciens, un vieux charpentier boiteux qui jouait de la contrebasse, un petit abbé blondin qui jouait du violon, le lambeau de soutane qu’après avoir posé son épée, M. Le Maître endossait par-dessus son habit laïque, et le beau surplis fin dont il en couvrait les loques pour aller au chœur; l’orgueil avec lequel j’allais tenant ma petite flûte à bec, m’établir dans l’orchestre à la tribune pour un petit bout de récit que M. Le Maître avait fait exprès pour moi, le bon dîner qui nous attendait ensuite, le bon appétit qu’on y portait, ce concours d’objets vivement retracé m’a cent fois charmé dans ma mémoire, autant et plus que dans la réalité. J’ai gardé toujours une affection tendre pour un certain air du Conditor alme siderum qui