Les confessions. Jean-Jacques Rousseau
elle était malade, j’aurais donné ma santé pour rétablir la sienne, et notez que je savais très bien par expérience ce que c’était que maladie, et ce que c’était que santé. Absent d’elle, j’y pensais, elle me manquait; présent, ses caresses m’étaient douces au cœur, non aux sens. J’étais impunément familier avec elle; mon imagination ne me demandait que ce qu’elle m’accordait; cependant je n’aurais pu supporter de lui en voir faire autant à d’autres. Je l’aimais en frère, mais j’en étais jaloux en amant.
Je l’eusse été de Mlle Goton en Turc, en furieux, en tigre, si j’avais seulement imaginé qu’elle pût faire à un autre le même traitement qu’elle m’accordait, car cela même était une grâce qu’il fallait demander à genoux. J’abordais Mlle de Vulson avec un plaisir très vif, mais sans trouble; au lieu qu’en voyant seulement Mlle Goton, je ne voyais plus rien; tous mes sens étaient bouleversés. J’étais familier avec la première sans avoir de familiarités; au contraire, j’étais aussi tremblant qu’agité devant la seconde, même au fort des plus grandes familiarités. Je crois que si j’avais resté trop longtemps avec elle, je n’aurais pu vivre; les palpitations m’auraient étouffé. Je craignais également de leur déplaire; mais j’étais plus complaisant pour l’une, et plus obéissant pour l’autre. Pour rien au monde, je n’aurais voulu fâcher Mlle de Vulson; mais si Mlle Goton m’eût ordonné de me jeter dans les flammes, je crois qu’à l’instant j’aurais obéi.
Mes amours ou plutôt mes rendez-vous avec celle-ci durèrent peu, très heureusement pour elle et pour moi. Quoique mes liaisons avec Mlle de Vulson n’eussent pas le même danger, elles ne laissèrent pas d’avoir aussi leur catastrophe, après avoir un peu plus longtemps duré. Les fins de tout cela devaient toujours avoir l’air un peu romanesque, et donner prise aux exclamations. Quoique mon commerce avec Mlle de Vulson fût moins vif, il était plus attachant peut-être. Nos séparations ne se faisaient jamais sans larmes, et il est singulier dans quel vide accablant je me sentais plongé après l’avoir quittée. Je ne pouvais parler que d’elle, ni penser qu’à elle: mes regrets étaient vrais et vifs; mais je crois qu’au fond ces héroïques regrets n’étaient pas tous pour elle, et que, sans que je m’en aperçusse, les amusements dont elle était le centre y avaient leur bonne part. Pour tempérer les douleurs de l’absence, nous nous écrivions des lettres d’un pathétique à faire fendre les rochers. Enfin j’eus la gloire qu’elle n’y put plus tenir, et qu’elle vint me voir à Genève. Pour le coup, la tête acheva de me tourner; je fus ivre et fou les deux jours qu’elle y resta. Quand elle partit, je voulais me jeter dans l’eau après elle, et je fis longtemps retentir l’air de mes cris. Huit jours après, elle m’envoya des bonbons et des gants; ce qui m’eût paru fort galant, si je n’eusse appris en même temps qu’elle était mariée, et que ce voyage, dont il lui avait plu de me faire honneur, était pour acheter ses habits de noces. Je ne décrirai pas ma fureur; elle se conçoit. Je jurai dans mon noble courroux de ne plus revoir la perfide, n’imaginant pas pour elle de plus terrible punition. Elle n’en mourut pas cependant; car vingt ans après, étant allé voir mon père, et me promenant avec lui sur le lac, je demandai qui étaient ces dames que je voyais dans un bateau peu loin du nôtre «Comment! me dit mon père en souriant, le cœur ne te le dit-il pas? ce sont tes anciennes amours; C’est Mme Cristin, c’est Mlle de Vulson». Je tressaillis à ce nom presque oublié; mais je dis aux bateliers de changer de route, ne jugeant pas, quoique j’eusse assez beau jeu pour prendre ma revanche, que ce fût la peine d’être parjure, et de renouveler une querelle de vingt ans avec une femme de quarante.
Ainsi se perdait en niaiseries le plus précieux temps de mon enfance avant qu’on eût décidé de ma destination. Après de longues délibérations pour suivre mes dispositions naturelles, on prit enfin le parti pour lequel j’en avais le moins, et l’on me mit chez M. Masseron, greffier de la ville, pour apprendre sous lui, comme disait M. Bernard, l’utile métier de grapignan. Ce surnom me déplaisait souverainement; l’espoir de gagner force écus par une voie ignoble flattait peu mon humeur hautaine; l’occupation me paraissait ennuyeuse, insupportable; l’assiduité, l’assujettissement, achevèrent de m’en rebuter, et je n’entrais jamais au greffe qu’avec une horreur qui croissait de jour en jour. M. Masseron, de son côté, peu content de moi, me traitait avec mépris, me reprochant sans cesse mon engourdissement, ma bêtise, me répétant tous les jours que mon oncle l’avait assuré que je savais, que je savais, tandis que dans le vrai je ne savais rien; qu’il lui avait promis un joli garçon, et qu’il ne lui avait donné qu’un âne. Enfin je fus renvoyé du greffe ignominieusement pour mon ineptie, et il fut prononcé par les clercs de M. Masseron que je n’étais bon qu’à mener la lime.
Ma vocation ainsi déterminée, je fus mis en apprentissage, non toutefois chez un horloger, mais chez un graveur. Les dédains du greffier m’avaient extrêmement humilié et j’obéis sans murmure. Mon maître, appelé M. Ducommun, était un jeune homme rustre et violent, qui vint à bout, en très peu de temps, de ternir tout l’éclat de mon enfance, d’abrutir mon caractère aimant et vif, et de me réduire, par l’esprit ainsi que par la fortune, à mon véritable état d’apprenti. Mon latin, mes antiquités, mon histoire, tout fut pour longtemps oublié; je ne me souvenais pas même qu’il y eut des Romains au monde. Mon père, quand je l’allais voir, ne trouvait plus en moi son idole, je n’étais plus pour les dames le galant Jean-Jacques, et je sentais si bien moi-même que M. et Mlle Lambercier n’auraient plus reconnu en moi leur élève, que j’eus honte de me représenter à eux, et ne les ai plus revus depuis lors. Les goûts les plus vils, la plus basse polissonnerie succédèrent à mes aimables amusements, sans m’en laisser même la moindre idée. Il faut que, malgré l’éducation la plus honnête, j’eusse un grand penchant à dégénérer; car cela se fit très rapidement, sans la moindre peine, et jamais César si précoce ne devint si promptement Laridon.
Le métier ne me déplaisait pas en lui-même: j’avais un goût vif pour le dessin, le jeu du burin m’amusait assez, et, comme le talent du graveur pour l’horlogerie est très borné, j’avais l’espoir d’en atteindre la perfection. J’y serais parvenu peut-être si la brutalité de mon maître et la gêne excessive ne m’avaient rebuté du travail. Je lui dérobais mon temps pour l’employer en occupations du même genre, mais qui avaient pour moi l’attrait de la liberté. Je gravais des espèces de médailles pour nous servir, à moi et à mes camarades, d’ordre de chevalerie. Mon maître me surprit à ce travail de contrebande, et me roua de coups, disant que je m’exerçais à faire de la fausse monnaie, parce que nos médailles avaient les armes de la République. Je puis bien jurer que je n’avais nulle idée de la fausse monnaie, et très peu de la véritable. Je savais mieux comment se faisaient les as romains que nos pièces de trois sols.
La tyrannie de mon maître finit par me rendre insupportable le travail que j’aurais aimé, et par me donner des vices que j’aurais haïs, tels que le mensonge, la fainéantise, le vol. Rien ne m’a mieux appris la différence qu’il y a de la dépendance filiale a l’esclavage servile, que le souvenir des changements que produisit en moi cette époque. Naturellement timide et honteux, je n’eus jamais plus d’éloignement pour aucun défaut que pour l’effronterie. Mais j’avais joui d’une liberté honnête, qui seulement s’était restreinte jusque-là par degrés, et s’évanouit enfin tout à fait. J’étais hardi chez mon père, libre chez M. Lambercier, discret chez mon oncle; je devins craintif chez mon maître, et dès lors je fus un enfant perdu. Accoutumé à une égalité parfaite avec mes supérieurs dans la manière de vivre, à ne pas connaître un plaisir qui ne fût à ma portée, à ne pas voir un mets dont je n’eusse ma part, à n’avoir pas un désir que je ne témoignasse, à mettre enfin tous les mouvements de mon cœur sur mes lèvres: qu’on juge de ce que je dus devenir dans une maison où je n’osais pas ouvrir la bouche, où il fallait sortir de table au tiers du repas, et de la chambre aussitôt que je n’y avais rien à faire, où, sans cesse enchaîné à mon travail, je ne voyais qu’objets de jouissances pour d’autres et de privations pour moi seul; où l’image de la liberté du maître et des compagnons augmentait le poids de mon assujettissement; où, dans les disputes sur ce que je savais le mieux, je n’osais ouvrir la bouche; où tout enfin ce que