Albertine disparue. Marcel Proust

Albertine disparue - Marcel  Proust


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dans ces heures de crise où nous jouerions toute notre vie, au fur et à mesure que l’être dont elle dépend révèle mieux l’immensité de la place qu’il occupe pour nous, en ne laissant rien dans le monde qui ne soit bouleversé par lui, proportionnellement l’image de cet être décroît jusqu’à ne plus être perceptible. En toutes choses nous trouvons l’effet de sa présence par l’émotion que nous ressentons ; lui-même, la cause, nous ne le trouvons nulle part. Je fus pendant ces jours-là si incapable de me représenter Albertine que j’aurais presque pu croire que je ne l’aimais pas, comme ma mère, dans les moments de désespoir où elle fut incapable de se représenter jamais ma grand’mère (sauf une fois dans la rencontre fortuite d’un rêve dont elle sentait tellement le prix, quoique endormie, qu’elle s’efforçait, avec ce qui lui restait de forces dans le sommeil, de le faire durer), aurait pu s’accuser et s’accusait en effet de ne pas regretter sa mère, dont la mort la tuait mais dont les traits se dérobaient à son souvenir.

      Pourquoi eussé-je cru qu’Albertine n’aimait pas les femmes ? Parce qu’elle avait dit, surtout les derniers temps, ne pas les aimer : mais notre vie ne reposait-elle pas sur un perpétuel mensonge ? Jamais elle ne m’avait dit une fois : « Pourquoi est-ce que je ne peux pas sortir librement ? pourquoi demandez-vous aux autres ce que je fais ? » Mais c’était, en effet, une vie trop singulière pour qu’elle ne me l’eût pas demandé si elle n’avait pas compris pourquoi. Et à mon silence sur les causes de sa claustration, n’était-il pas compréhensible que correspondît de sa part un même et constant silence sur ses perpétuels désirs, ses souvenirs innombrables, ses innombrables désirs et espérances ? Françoise avait l’air de savoir que je mentais quand je faisais allusion au prochain retour d’Albertine. Et sa croyance semblait fondée sur un peu plus que sur cette vérité qui guidait d’habitude notre domestique, que les maîtres n’aiment pas à être humiliés vis-à-vis de leurs serviteurs et ne leur font connaître de la réalité que ce qui ne s’écarte pas trop d’une action flatteuse, propre à entretenir le respect. Cette fois-ci la croyance de Françoise avait l’air fondée sur autre chose, comme si elle eût elle-même déjà entretenu la méfiance dans l’esprit d’Albertine, surexcité sa colère, bref l’eût poussée au point où elle aurait pu prédire comme inévitable son départ. Si c’était vrai, ma version d’un départ momentané, connu et approuvé par moi, n’avait pu rencontrer qu’incrédulité chez Françoise. Mais l’idée qu’elle se faisait de la nature intéressée d’Albertine, l’exaspération avec laquelle, dans sa haine, elle grossissait le « profit » qu’Albertine était censée tirer de moi, pouvaient dans une certaine mesure faire échec à sa certitude. Aussi quand devant elle je faisais allusion, comme à une chose toute naturelle, au retour prochain d’Albertine, Françoise regardait-elle ma figure pour voir si je n’inventais pas, de la même façon que, quand le mettre d’hôtel pour l’ennuyer lui lisait, en changeant les mots, une nouvelle politique qu’elle hésitait à croire, par exemple la fermeture des églises et la déportation des curés, même du bout de la cuisine et sans pouvoir lire, elle fixait instinctivement et avidement le journal, comme si elle eût pu voir si c’était vraiment écrit.

      Quand Françoise vit qu’après avoir écrit une longue lettre j’y mettais l’adresse de Mme Bontemps, cet effroi jusque-là si vague qu’Albertine revînt grandit chez elle. Il se doubla d’une véritable consternation quand, un matin, elle dut me remettre dans mon courrier une lettre sur l’enveloppe de laquelle elle avait reconnu l’écriture d’Albertine. Elle se demandait si le départ d’Albertine n’avait pas été une simple comédie, supposition qui la désolait doublement, comme assurant définitivement pour l’avenir la vie d’Albertine à la maison et comme constituant pour moi, c’est-à-dire, en tant que j’étais le maître de Françoise, pour elle-même l’humiliation d’avoir été joué par Albertine. Quelque impatience que j’eusse de lire la lettre de celle-ci, je ne pus n’empêcher de considérer un instant les yeux de Françoise d’où tous les espoirs s’étaient enfuis, en induisant de ce présage l’imminence du retour d’Albertine, comme un amateur de sports d’hiver conclut avec joie que les froids sont proches en voyant le départ des hirondelles. Enfin Françoise partit, et quand je me fus assuré qu’elle avait refermé la porte, j’ouvris sans bruit, pour n’avoir pas l’air anxieux, la lettre que voici :

      « Mon ami, merci de toutes les bonnes choses que vous me dites, je suis à vos ordres pour décommander la Rolls si vous croyez que j’y puisse quelque chose, et je le crois. Vous n’avez qu’à m’écrire le nom de votre intermédiaire. Vous vous laisseriez monter le coup par ces gens qui ne cherchent qu’une chose, c’est à vendre ; et que feriez-vous d’une auto, vous qui ne sortez jamais ? Je suis très touchée que vous ayez gardé un bon souvenir de notre dernière promenade. Croyez que de mon côté je n’oublierai pas cette promenade deux fois crépusculaire (puisque la nuit venait et que nous allions nous quitter) et qu’elle ne s’effacera de mon esprit qu’avec la nuit complète. »

      Je sentis que cette dernière phrase n’était qu’une phrase et qu’Albertine n’aurait pas pu garder, pour jusqu’à sa mort, un si doux souvenir de cette promenade où elle n’avait certainement eu aucun plaisir puisqu’elle était impatiente de me quitter. Mais j’admirai aussi comme la cycliste, la golfeuse de Balbec, qui n’avait rien lu qu’Esther avant de me connaître, était douée et combien j’avais eu raison de trouver qu’elle s’était chez moi enrichie de qualités nouvelles qui la faisaient différente et plus complète. Et ainsi, la phrase que je lui avait dite à Balbec : « Je crois que mon amitié vous serait précieuse, que je suis justement la personne qui pourrait vous apporter ce qui vous manque » – je lui avais mis comme dédicace sur une photographie : « avec la certitude d’être providentiel », – cette phrase, que je disais sans y croire et uniquement pour lui faire trouver bénéfice à me voir et passer sur l’ennui qu’elle y pouvait trouver, cette phrase se trouvait, elle aussi, avoir été vraie. De même, en somme, quand je lui avais dit que je ne voulais pas la voir par peur de l’aimer, j’avais dit cela parce qu’au contraire je savais que dans la fréquentation constante mon amour s’amortissait et que la séparation l’exaltait, mais en réalité la fréquentation constante avait fait naître un besoin d’elle infiniment plus fort que l’amour des premiers temps de Balbec.

      La lettre d’Albertine n’avançait en rien les choses. Elle ne me parlait que d’écrire à l’intermédiaire. Il fallait sortir de cette situation, brusquer les choses, et j’eus l’idée suivante. Je fis immédiatement porter à Andrée une lettre où je lui disais qu’Albertine était chez sa tante, que je me sentais bien seul, qu’elle me ferait un immense plaisir en venant s’installer chez moi pour quelques jours et que, comme je ne voulais faire aucune cachotterie, je la priais d’en avertir Albertine. Et en même temps j’écrivis à Albertine comme si je n’avais pas encore reçu sa lettre : « Mon amie, pardonnez-moi ce que vous comprendrez si bien, je déteste tant les cachotteries que j’ai voulu que vous fussiez avertie par elle et par moi. J’ai, à vous avoir eue si doucement chez moi, pris la mauvaise habitude de ne pas être seul. Puisque nous avons décidé que vous ne reviendriez pas, j’ai pensé que la personne qui vous remplacerait le mieux, parce que c’est celle qui me changerait le moins, qui vous rappellerait le plus, c’était Andrée, et je lui ai demandé de venir. Pour que tout cela n’eût pas l’air trop brusque, je ne lui ai parlé que de quelques jours, mais entre nous je pense bien que cette fois-ci c’est une chose de toujours. Ne croyez-vous pas que j’aie raison ? Vous savez que votre petit groupe de jeunes filles de Balbec a toujours été la cellule sociale qui a exercé sur moi le plus grand prestige, auquel j’ai été le plus heureux d’être un jour agrégé. Sans doute c’est ce prestige qui se fait encore sentir. Puisque la fatalité de nos caractères et la malchance de la vie a voulu que ma petite Albertine ne pût pas être ma femme, je crois que j’aurai tout de même une femme – moins charmante qu’elle, mais à qui des conformités plus grandes de nature permettront peut-être d’être plus heureuse avec moi – dans Andrée. » Mais après avoir fait partir cette lettre, le soupçon me vint tout à coup que, quand Albertine m’avait écrit : « J’aurais été trop heureuse de revenir si vous me l’aviez écrit directement », elle


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