La prisonnière. Marcel Proust

La prisonnière - Marcel  Proust


Скачать книгу
réponse à quelle parole, de reconstituer toute la scène de son dialogue avec moi, à quel moment elle avait voulu aller chez les Verdurin, quel mot de moi avait donné à son visage l’air fâché. Il se fût agi de l’événement le plus important que je ne me fusse pas donné tant de peine pour en rétablir la vérité, en restituer l’atmosphère et la couleur juste. Sans doute ces inquiétudes, après avoir atteint un degré où elles nous sont insupportables, on arrive parfois à les calmer entièrement pour un soir. La fête où l’amie qu’on aime doit se rendre, et sur la vraie nature de laquelle notre esprit travaillait depuis des jours, nous y sommes conviés aussi, notre amie n’y a de regards et de paroles que pour nous, nous la ramenons, et nous connaissons alors, nos inquiétudes dissipées, un repos aussi complet, aussi réparateur que celui qu’on goûte parfois dans ce sommeil profond qui suit les longues marches. Et, sans doute, un tel repos vaut que nous le payions à un prix élevé. Mais n’aurait-il pas été plus simple de ne pas acheter nous-même, volontairement, l’anxiété, et plus cher encore ? D’ailleurs, nous savons bien que, si profondes que puissent être ces détentes momentanées, l’inquiétude sera tout de même la plus forte. Parfois, même, elle est renouvelée par la phrase dont le but était de nous apporter le repos. Mais, le plus souvent, nous ne faisons que changer d’inquiétude. Un des mots de la phrase qui devait nous calmer met nos soupçons sur une autre piste. Les exigences de notre jalousie et l’aveuglement de notre crédulité sont plus grands que ne pouvait supposer la femme que nous aimons.

      Quand, spontanément, elle nous jure que tel homme n’est pour elle qu’un ami, elle nous bouleverse en nous apprenant – ce que nous ne soupçonnions pas – qu’il était pour elle un ami. Tandis qu’elle nous raconte, pour nous montrer sa sincérité, comment ils ont pris le thé ensemble, cet après-midi même, à chaque mot qu’elle dit, l’invisible, l’insoupçonné prend forme devant nous. Elle avoue qu’il lui a demandé d’être sa maîtresse, et nous souffrons le martyre qu’elle ait pu écouter ses propositions. Elle les a refusées, dit-elle. Mais tout à l’heure, en nous rappelant son récit, nous nous demanderons si le récit est bien véridique, car il y a, entre les différentes choses qu’elle nous a dites, cette absence de lien logique et nécessaire qui, plus que les faits qu’on raconte, est le signe de la vérité. Et puis elle a eu cette terrible intonation dédaigneuse : « Je lui ai dit non, catégoriquement », qui se retrouve dans toutes les classes de la société quand une femme ment. Il faut pourtant la remercier d’avoir refusé, l’encourager par notre bonté à nous faire de nouveau à l’avenir des confidences si cruelles. Tout au plus faisons-nous la remarque : « Mais s’il vous avait déjà fait des propositions, pourquoi avez-vous consenti à prendre le thé avec lui ? – Pour qu’il ne pût pas m’en vouloir et dire que je n’ai pas été gentille. » Et nous n’osons pas lui répondre qu’en refusant elle eût peut-être été plus gentille pour nous.

      D’ailleurs, Albertine m’effrayait en me disant que j’avais raison, pour ne pas lui faire du tort, de dire que je n’étais pas son amant, puisque aussi bien, ajoutait-elle, « c’est la vérité que vous ne l’êtes pas ». Je ne l’étais peut-être pas complètement en effet, mais alors fallait-il penser que toutes les choses que nous faisions ensemble, elle les faisait aussi avec tous les hommes dont elle me jurait qu’elle n’avait pas été la maîtresse ? Vouloir connaître à tout prix ce qu’Albertine pensait, qui elle voyait, qui elle aimait, comme il était étrange que je sacrifiasse tout à ce besoin, puisque j’avais éprouvé le même besoin de savoir, au sujet de Gilberte, des noms propres, des faits, qui m’étaient maintenant si indifférents. Je me rendais bien compte qu’en elles-mêmes les actions d’Albertine n’avaient pas plus d’intérêt. Il est curieux qu’un premier amour, si, par la fragilité qu’il laisse à notre cœur, il fraye la voie aux amours suivantes, ne nous donne pas du moins, par l’identité même des symptômes et des souffrances, le moyen de les guérir.

      D’ailleurs, y a-t-il besoin de savoir un fait ? Ne sait-on pas d’abord d’une façon générale le mensonge et la discrétion même de ces femmes qui ont quelque chose à cacher ? Y a-t-il là possibilité d’erreur ? Elles se font une vertu de se taire, alors que nous voudrions tant les faire parler. Et nous sentons qu’à leur complice elles ont affirmé : « Je ne dis jamais rien. Ce n’est pas par moi qu’on saura quelque chose, je ne dis jamais rien. » On donne sa fortune, sa vie pour un être, et pourtant cet être, on sait bien qu’à dix ans d’intervalle, plus tôt ou plus tard, on lui refuserait cette fortune, on préférerait garder sa vie. Car alors l’être serait détaché de nous, seul, c’est-à-dire nul. Ce qui nous attache aux êtres, ce sont ces mille racines, ces fils innombrables que sont les souvenirs de la soirée de la veille, les espérances de la matinée du lendemain ; c’est cette trame continue d’habitudes dont nous ne pouvons pas nous dégager. De même qu’il y a des avares qui entassent par générosité, nous sommes des prodigues qui dépensent par avarice, et c’est moins à un être que nous sacrifions notre vie, qu’à tout ce qu’il a pu attacher autour de lui de nos heures, de nos jours, de ce à côté de quoi la vie non encore vécue, la vie relativement future, nous semble une vie plus lointaine, plus détachée, moins intime, moins nôtre. Ce qu’il faudrait, c’est se dégager de ces liens qui ont tellement plus d’importance que lui, mais ils ont pour effet de créer en nous des devoirs momentanés à son égard, devoirs qui font que nous n’osons pas le quitter de peur d’être mal jugé de lui – alors que plus tard nous oserions, car, dégagé de nous, il ne serait plus nous – et que nous ne nous créons en réalité de devoirs (dussent-ils, par une contradiction apparente, aboutir au suicide) qu’envers nous-mêmes.

      Si je n’aimais pas Albertine (ce dont je n’étais pas sûr), cette place qu’elle tenait auprès de moi n’avait rien d’extraordinaire : nous ne vivons qu’avec ce que nous n’aimons pas, que nous n’avons fait vivre avec nous que pour tuer l’insupportable amour, qu’il s’agisse d’une femme, d’un pays, ou encore d’une femme enfermant un pays. Même nous aurions bien peur de recommencer à aimer si l’absence se produisait de nouveau. Je n’en étais pas arrivé à ce point pour Albertine. Ses mensonges, ses aveux, me laissaient à achever la tâche d’éclaircir la vérité : ses mensonges si nombreux, parce qu’elle ne se contentait pas de mentir comme tout être qui se croit aimé, mais parce que par nature elle était, en dehors de cela, menteuse, et si changeante d’ailleurs que, même en me disant chaque fois la vérité, ce que, par exemple, elle pensait des gens, elle eût dit chaque fois des choses différentes ; ses aveux, parce que si rares, si court arrêtés, ils laissaient entre eux, en tant qu’ils concernaient le passé, de grands intervalles tout en blanc et sur toute la longueur desquels il me fallait retracer, et pour cela d’abord apprendre sa vie.

      Quant au présent, pour autant que je pouvais interpréter les paroles sibyllines de Françoise, ce n’était pas que sur des points particuliers, c’était sur tout un ensemble qu’Albertine me mentait, et je verrais « tout par un beau jour » ce que Françoise faisait semblant de savoir, ce qu’elle ne voulait pas me dire, ce que je n’osais pas lui demander. D’ailleurs, c’était sans doute par la même jalousie qu’elle avait eue jadis envers Eulalie que Françoise parlait des choses les plus invraisemblables, tellement vagues qu’on pouvait tout au plus y supposer l’insinuation, bien invraisemblable, que la pauvre captive (qui aimait les femmes) préférait un mariage avec quelqu’un qui ne semblait pas tout à fait être moi. Si cela avait été, malgré ses radiotélépathies, comment Françoise l’aurait-elle su ? Certes, les récits d’Albertine ne pouvaient nullement me fixer là-dessus, car ils étaient chaque jour aussi opposés que les couleurs d’une toupie presque arrêtée. D’ailleurs, il semblait bien que c’était surtout la haine qui faisait parler Françoise. Il n’y avait pas de jour qu’elle ne me dît et que je ne supportasse, en l’absence de ma mère, des paroles telles que : « Certes, vous êtes gentil et je n’oublierai jamais la reconnaissance que je vous dois (ceci probablement pour que je me crée des titres à sa reconnaissance), mais la maison est empestée depuis que la gentillesse a installé ici la fourberie, que l’intelligence protège la personne la plus bête qu’on ait jamais vue, que la finesse, les manières, l’esprit, la dignité en toutes choses, l’air et la réalité d’un prince


Скачать книгу