L'avare. Molière Jean Baptiste Poquelin
la ville ? Je querellais hier votre soeur ; mais c’est encore pis. Voilà qui crie vengeance au ciel ; et, à vous prendre depuis les pieds jusqu’à la tête, il y aurait là de quoi faire une bonne constitution. Je vous l’ai dit vingt fois, mon fils, toutes vos manières me déplaisent fort ; vous donnez furieusement dans le marquis ; et, pour aller ainsi vêtu, il faut bien que vous me dérobiez.
Cléante. Hé ! comment vous dérober ?
Harpagon. Que sais-je ? Où pouvez-vous donc prendre de quoi entretenir l’état que vous portez ?
Cléante. Moi, mon père ? C’est que je joue ; et, comme je suis fort heureux, je mets sur moi tout l’argent que je gagne.
Harpagon. C’est fort mal fait. Si vous êtes heureux au jeu, vous en devriez profiter, et mettre à honnête intérêt l’argent que vous gagnez, afin de le trouver un jour. Je voudrais bien savoir, sans parler du reste, à quoi servent tous ces rubans dont vous voilà lardé depuis les pieds jusqu’à la tête, et si une demi-douzaine d’aiguillettes ne suffit pas pour attacher un haut-de-chausses. Il est bien nécessaire d’employer de l’argent à des perruques, lorsque l’on peut porter des cheveux de son cru, qui ne coûtent rien ! Je vais gager qu’en perruques et rubans il y a du moins vingt pistoles ; et vingt pistoles rapportent par année dix-huit livres six sols huit deniers, à ne les placer qu’au denier douze[4].
Cléante. Vous avez raison.
Harpagon. Laissons cela, et parlons d’autre affaire. Euh ? (Apercevant Cléante et Élise qui se font des signes.) Hé ! (Bas, à part.) Je crois qu’ils se font signe l’un à l’autre de me voler ma bourse. (Haut.) Que veulent dire ces gestes-là ?
Élise. Nous marchandons, mon frère et moi, à qui parlera le premier, et nous avons tous deux quelque chose à vous dire.
Harpagon. Et moi, j’ai quelque chose aussi à vous dire à tous deux.
Cléante. C’est de mariage, mon père, que nous désirons vous parler.
Harpagon. Et c’est de mariage aussi que je veux vous entretenir.
Élise. Ah ! mon père !
Harpagon. Pourquoi ce cri ? Est-ce le mot, ma fille, ou la chose, qui vous fait peur ?
Cléante. Le mariage peut nous faire peur à tous deux, de la façon que vous pouvez l’entendre ; et nous craignons que nos sentiments ne soient pas d’accord avec votre choix.
Harpagon. Un peu de patience ; ne vous alarmez point. Je sais ce qu’il faut à tous deux, et vous n’aurez, ni l’un ni l’autre, aucun lieu de vous plaindre de tout ce que je prétends faire ; et, pour commencer par un bout, (À Cléante.) avez-vous vu, dites-moi, une jeune personne appelée Mariane, qui ne loge pas loin d’ici ?
Cléante. Oui, mon père.
Harpagon. Et vous ?
Élise. J’en ai ouï parler.
Harpagon. Comment, mon fils, trouvez-vous cette fille ?
Cléante. Une fort charmante personne.
Harpagon. Sa physionomie ?
Cléante. Tout honnête et pleine d’esprit.
Harpagon. Son air et sa manière ?
Cléante. Admirables, sans doute.
Harpagon. Ne croyez-vous pas qu’une fille comme cela mériterait assez que l’on songeât à elle ?
Cléante. Oui, mon père.
Harpagon. Que ce serait un parti souhaitable ?
Cléante. Très souhaitable.
Harpagon. Qu’elle a toute la mine de faire un bon ménage ?
Cléante. Sans doute.
Harpagon. Et qu’un mari aurait satisfaction avec elle ?
Cléante. Assurément.
Harpagon. Il y a une petite difficulté : c’est que j’ai peur qu’il n’y ait pas, avec elle, tout le bien qu’on pourrait prétendre.
Cléante. Ah ! mon père, le bien n’est pas considérable, lorsqu’il est question d’épouser une honnête personne.
Harpagon. Pardonnez-moi, pardonnez-moi. Mais ce qu’il y a à dire, c’est que, si l’on n’y trouve pas tout le bien qu’on souhaite, on peut tâcher de regagner cela sur autre chose.
Cléante. Cela s’entend.
Harpagon. Enfin je suis bien aise de vous voir dans mes sentiments ; car son maintien honnête et sa douceur m’ont gagné l’âme, et je suis résolu de l’épouser, pourvu que j’y trouve quelque bien.
Cléante. Euh ?
Harpagon. Comment ?
Cléante. Vous êtes résolu, dites-vous… ?
Harpagon. D’épouser Mariane.
Cléante. Qui ? Vous, vous ?
Harpagon. Oui, moi, moi, moi. Que veut dire cela ?
Cléante. Il m’a pris tout à coup un éblouissement, et je me retire d’ici.
Harpagon. Cela ne sera rien. Allez vite boire dans la cuisine un grand verre d’eau claire.
Scène VI
Harpagon, Élise.
Harpagon. Voilà de mes damoiseaux flouets[5], qui n’ont non plus de vigueur que des poules. C’est là, ma fille, ce que j’ai résolu pour moi. Quant à ton frère, je lui destine une certaine veuve dont, ce matin, on m’est venu parler ; et, pour toi, je te donne au seigneur Anselme.
Élise. Au seigneur Anselme ?
Harpagon. Oui, Un homme mûr, prudent et sage, qui n’a pas plus de cinquante ans, et dont on vante les grands biens.
Élise (faisant une révérence.) Je ne veux point me marier, mon père, s’il vous plaît.
Harpagon (contrefaisant Élise.) Et moi, ma petite fille, ma mie, je veux que vous vous mariiez, s’il vous plaît.
Élise (faisant encore la révérence.) Je vous demande pardon, mon père.
Harpagon (contrefaisant Élise.) Je vous demande pardon, ma fille.
Élise. Je suis très humble servante au seigneur Anselme ; mais, (Faisant encore la révérence.) avec votre permission, je ne l’épouserai point.
Harpagon. Je suis votre très humble valet ; mais, (Contrefaisant Élise.) avec votre permission, vous l’épouserez dès ce soir.
Élise. Dès ce soir ?
Harpagon. Dès ce soir.
Élise (faisant encore la révérence.) Cela ne sera pas, mon père.
Harpagon (contrefaisant encore Élise.) Cela sera, ma fille.
Élise. Non.
Harpagon. Si.
Élise. Non, vous dis-je.
Harpagon. Si, vous dis-je.
Élise. C’est une