Bug-Jargal. Victor Hugo

Bug-Jargal - Victor  Hugo


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démarche l'avait touché; mes offres de service, mes prières parurent vaincre son dégoût de la vie. Il sortit, et rapporta quelques bananes et une énorme noix de coco. Puis il referma l'ouverture et se mit à manger. En causant avec lui, je remarquai qu'il parlait avec facilité le français et l'espagnol, et que son esprit ne paraissait pas dénué de culture; il savait des romances espagnoles qu'il chantait avec expression. Cet homme était si inexplicable, sous tant d'autres rapports, que jusqu'alors la pureté de son langage ne m'avait pas frappé. J'essayai de nouveau d'en savoir la cause; il se tut. Enfin je le quittai, ordonnant à mon fidèle Thadée d'avoir pour lui tous les égards et tous les soins possibles.

      XIII

      Je le voyais tous les jours à la même heure. Son affaire m'inquiétait; malgré mes prières, mon oncle s'obstinait à le poursuivre. Je ne cachais pas mes craintes à Pierrot; il m'écoutait avec indifférence.

      Souvent Rask arrivait tandis que nous étions ensemble, portant une large feuille de palmier autour de son cou. Le noir la détachait, lisait des caractères inconnus qui y étaient tracés, puis la déchirait. J'étais habitué à ne pas lui faire de questions.

      Un jour j'entrai sans qu'il parût prendre garde à moi. Il tournait le dos à la porte de son cachot, et chantait d'un ton mélancolique l'air espagnol: Yo que soy contrabandista[10]. Quand il eut fini, il se tourna brusquement vers moi, et me cria:

      – Frère, promets, si jamais tu doutes de moi, d'écarter tous tes soupçons quand tu m'entendras chanter cet air.

      Son regard était imposant; je lui promis ce qu'il désirait, sans trop savoir ce qu'il entendait par ces mots: Si jamais tu doutes de moi… Il prit l'écorce profonde de la noix qu'il avait cueillie le jour de ma première visite, et conservée depuis, la remplit de vin de palmier, m'engagea à y porter les lèvres, et la vida d'un trait. À compter de ce jour, il ne m'appela plus que son frère.

      Cependant je commençais à concevoir quelque espérance. Mon oncle n'était plus aussi irrité. Les réjouissances de mon prochain mariage avec sa fille avaient tourné son esprit vers de plus douces idées. Marie suppliait avec moi. Je lui représentais chaque jour que Pierrot n'avait point voulu l'offenser, mais seulement l'empêcher de commettre un acte de sévérité peut-être excessive; que ce noir avait, par son audacieuse lutte avec le crocodile, préservé Marie d'une mort certaine; que nous lui devions, lui sa fille, moi ma fiancée; que, d'ailleurs, Pierrot était le plus vigoureux de ses esclaves (car je ne songeais plus à obtenir sa liberté, il ne s'agissait que de sa vie); qu'il faisait à lui seul l'ouvrage de dix autres, et qu'il suffisait de son bras pour mettre en mouvement les cylindres d'un moulin à sucre. Il m'écoutait, et me faisait entendre qu'il ne donnerait peut-être pas suite à l'accusation. Je ne disais rien au noir du changement de mon oncle, voulant jouir du plaisir de lui annoncer sa liberté tout entière, si je l'obtenais. Ce qui m'étonnait, c'était de voir que, se croyant voué à la mort, il ne profitait d'aucun des moyens de fuir qui étaient en son pouvoir. Je lui en parlai.

      – Je dois rester, me répondit-il froidement; on penserait que j'ai eu peur.

      XIV

      Un matin, Marie vint à moi. Elle était rayonnante, et il y avait sur sa douce figure quelque chose de plus angélique encore que la joie d'un pur amour. C'était la pensée d'une bonne action.

      – Écoute, me dit-elle, c'est dans trois jours le 22 août, et notre noce. Nous allons bientôt…

      Je l'interrompis.

      – Marie, ne dis pas bientôt, puisqu'il y a encore trois jours!

      Elle sourit et rougit.

      – Ne me trouble pas, Léopold, reprit-elle; il m'est venu une idée qui te rendra content. Tu sais que je suis allée hier à la ville avec mon père pour acheter les parures de notre mariage. Ce n'est pas que je tienne à ces bijoux, à ces diamants, qui ne me rendront pas plus belle à tes yeux. Je donnerais toutes les perles du monde pour l'une de ces fleurs que m'a fanées le vilain homme au bouquet de soucis; mais n'importe. Mon père veut me combler de toutes ces choses-là, et j'ai l'air d'en avoir envie pour lui faire plaisir. Il y avait hier une basquina de satin chinois à grandes fleurs, qui était enfermée dans un coffre de bois de senteur, et que j'ai beaucoup regardée. Cela est bien cher, mais cela est bien singulier. Mon père a remarqué que cette robe frappait mon attention. En rentrant, je l'ai prié de me promettre l'octroi d'un don à la manière des anciens chevaliers; tu sais qu'il aime qu'on le compare aux anciens chevaliers. Il m'a juré sur son honneur qu'il m'accorderait la chose que je lui demanderais quelle qu'elle fût. Il croit que c'est la basquina de satin chinois; point du tout, c'est la vie de Pierrot. Ce sera mon cadeau de noces.

      Je ne pus m'empêcher de serrer cet ange dans mes bras. La parole de mon oncle était sacrée; et tandis que Marie allait près de lui en réclamer l'exécution, je courus au fort Galifet annoncer à Pierrot son salut, désormais certain.

      – Frère! lui criai-je en entrant, frère! réjouis-toi! ta vie est sauvée, Marie l'a demandée à son père pour son présent de noces!

      L'esclave tressaillit…

      – Marie! noces! ma vie! Comment tout cela peut-il aller ensemble?

      – Cela est tout simple, repris-je. Marie, à qui tu as sauvé la vie, se marie.

      – Avec qui? s'écria l'esclave; et son regard était égaré et terrible.

      – Ne le sais-tu pas? répondis-je doucement; avec moi.

      Son visage formidable redevint bienveillant et résigné.

      – Ah! c'est vrai, me dit-il, c'est avec toi! Et quel est le jour?

      – C'est le 22 août.

      – Le 22 août! es-tu fou? reprit-il avec une expression d'angoisse et d'effroi.

      Il s'arrêta. Je le regardais, étonné. Après un silence, il me serra vivement la main.

      – Frère, je te dois tant qu'il faut que ma bouche te donne un avis. Crois-moi, va au Cap, et marie-toi avant le 22 août.

      Je voulus en vain connaître le sens de ces paroles énigmatiques.

      – Adieu, me dit-il avec solennité. J'en ai peut-être déjà trop dit; mais je hais encore plus l'ingratitude que le parjure.

      Je le quittai, plein d'indécisions et d'inquiétudes qui s'effacèrent cependant bientôt dans mes pensées de bonheur.

      Mon oncle retira sa plainte le jour même. Je retournai au fort pour en faire sortir Pierrot. Thadée, le sachant libre, entra avec moi dans la prison. Il n'y était plus. Rask, qui s'y trouvait seul, vint à moi d'un air caressant; à son cou était attachée une feuille de palmier; je la pris et j'y lus ces mots: Merci, tu m'as sauvé la vie une troisième fois. Frère, n'oublie pas ta promesse. Au-dessous étaient écrits, comme signature, les mots: Yo que soy contrabandista.

      Thadée était encore plus étonné que moi; il ignorait le secret du soupirail, et s'imaginait que le nègre s'était changé en chien. Je lui laissai croire ce qu'il voulut, me contentant d'exiger de lui le silence sur ce qu'il avait vu.

      Je voulus emmener Rask. En sortant du fort, il s'enfonça dans des haies voisines et disparut.

      XV

      Mon oncle fut outré de l'évasion de l'esclave. Il ordonna des recherches, et écrivit au gouverneur pour mettre Pierrot à son entière disposition si on le retrouvait.

      Le 22 août arriva. Mon union avec Marie fut célébrée avec pompe à la paroisse de l'Acul. Qu'elle fut heureuse cette journée de laquelle allaient dater tous mes malheurs! J'étais enivré d'une joie qu'on ne saurait faire comprendre à qui ne l'a point éprouvée. J'avais complètement oublié Pierrot et ses sinistres avis. Le soir, bien impatiemment attendu, vint enfin. Ma jeune épouse se retira dans la chambre nuptiale, où je ne pus la suivre aussi vite que je l'aurais voulu. Un devoir fastidieux, mais indispensable, me réclamait auparavant. Mon office de capitaine des milices exigeait de moi ce soir-là une ronde aux postes


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