Quatrevingt treize. Victor Hugo

Quatrevingt treize - Victor  Hugo


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et tu les enverras sur la lisière du haut et du bas Maine; tu verras Jean Treton dans la paroisse de Vaisges, Sans-Regret au Bignon, Chambord à Bonchamps, les frères Corbin à Maisoncelles, et le Petit-Sans-Peur, à Saint-Jean-sur-Erve. C’est le même qui s’appelle Bourdoiseau. Tout cela fait, et le mot d’ordre, Insurgez-vous, Pas de quartier, donné partout, tu joindras la grande armée, l’armée catholique et royale, où elle sera. Tu verras MM. d’Elbée, de Lescure, de La Rochejaquelein, ceux des chefs qui vivront alors. Tu leur montreras mon noeud de commandement. Ils savent ce que c’est. Tu n’es qu’un matelot, mais Cathelineau n’est qu’un charretier. Tu leur diras de ma part ceci: Il est temps de faire les deux guerres ensemble; la grande et la petite. La grande fait plus de tapage, la petite plus de besogne. La Vendée est bonne, la Chouannerie est pire; et en guerre civile, c’est la pire qui est la meilleure. La bonté d’une guerre se juge à la quantité de mal qu’elle fait.

      Il s’interrompit.

      – Halmalo, je te dis tout cela. Tu ne comprends pas les mots, mais tu comprends les choses. J’ai pris confiance en toi en te voyant manoeuvrer le canot; tu ne sais pas la géométrie, et tu fais des mouvements de mer surprenants; qui sait mener une barque peut piloter une insurrection; à la façon dont tu as manié l’intrigue de la mer, j’affirme que tu te tireras bien de toutes mes commissions. Je reprends. Tu diras donc ceci aux chefs, à peu près, comme tu pourras, mais ce sera bien. J’aime mieux la guerre des forêts que la guerre des plaines; je ne tiens pas à aligner cent mille paysans sous la mitraille des soldats bleus et sous l’artillerie de monsieur Carnot; avant un mois je veux avoir cinq cent mille tueurs embusqués dans les bois. L’armée républicaine est mon gibier. Braconner, c’est guerroyer. Je suis le stratège des broussailles. Bon, voilà encore un mot que tu ne saisiras pas, c’est égal, tu saisiras ceci: Pas de quartier! et des embuscades partout! Je veux faire plus de Chouannerie que de Vendée. Tu ajouteras que les Anglais sont avec nous. Prenons la république entre deux feux. L’Europe nous aide. Finissons-en avec la révolution. Les rois lui font la guerre des royaumes, faisons-lui la guerre des paroisses. Tu diras cela. As-tu compris?

      – Oui. Il faut tout mettre à feu et à sang.

      – C’est ça.

      – Pas de quartier.

      – À personne. C’est ça.

      – J’irai partout.

      – Et prends garde. Car dans ce pays-ci on est facilement un homme mort.

      – La mort, cela ne me regarde point. Qui fait son premier pas use peut-être ses derniers souliers.

      – Tu es un brave.

      – Et si l’on me demande le nom de monseigneur?

      – On ne doit pas le savoir encore. Tu diras que tu ne le sais pas, et ce sera la vérité.

      – Où reverrai-je monseigneur?

      – Où je serai.

      – Comment le saurai-je?

      – Parce que tout le monde le saura. Avant huit jours on parlera de moi, je ferai des exemples, je vengerai le roi et la religion, et tu reconnaîtras bien que c’est de moi qu’on parle.

      – J’entends.

      – N’oublie rien.

      – Soyez tranquille.

      – Pars maintenant. Que Dieu te conduise. Va.

      – Je ferai tout ce que vous m’avez dit. J’irai. Je parlerai. J’obéirai. Je commanderai.

      – Bien.

      – Et si je réussis…

      – Je te ferai chevalier de Saint-Louis.

      – Comme mon frère; et si je ne réussis pas, vous me ferez fusiller.

      – Comme ton frère.

      – C’est dit, monseigneur.

      Le vieillard baissa la tête et sembla tomber dans une sévère rêverie. Quand il releva les yeux, il était seul. Halmalo n’était plus qu’un point noir s’enfonçant dans l’horizon.

      Le soleil venait de se coucher.

      Les goëlands et les mouettes à capuchon rentraient; la mer c’est dehors.

      On sentait dans l’espace cette espèce d’inquiétude qui précède la nuit; les rainettes coassaient, les jaquets s’envolaient des flaques d’eau en sifflant, les mauves, les freux, les carabins, les grolles, faisaient leur vacarme du soir; les oiseaux de rivage s’appelaient; mais pas un bruit humain. La solitude était profonde. Pas une voile dans la baie, pas un paysan dans la campagne. À perte de vue l’étendue déserte. Les grands chardons des sables frissonnaient. Le ciel blanc du crépuscule jetait sur la grève une vaste clarté livide. Au loin les étangs dans la plaine sombre ressemblaient à des plaques d’étain posées à plat sur le sol. Le vent soufflait du large.

      LIVRE IV. TELLMARCH

      I. LE HAUT DE LA DUNE

      Le vieillard laissa disparaître Halmalo, puis serra son manteau de mer autour de lui, et se mit en marche. Il cheminait à pas lents, pensif. Il se dirigeait vers Huisnes, pendant que Halmalo s’en allait vers Beauvoir.

      Derrière lui se dressait, énorme triangle noir, avec sa tiare de cathédrale et sa cuirasse de forteresse, avec ses deux grosses tours du levant, l’une ronde, l’autre carrée, qui aident la montagne à porter le poids de l’église et du village, le mont Saint-Michel, qui est à l’océan ce que Chéops est au désert.

      Les sables mouvants de la baie du mont Saint-Michel déplacent insensiblement leurs dunes. Il y avait à cette époque entre Huisnes et Ardevon une dune très haute, effacée aujourd’hui. Cette dune, qu’un coup d’équinoxe a nivelée, avait cette rareté d’être ancienne et de porter à son sommet une pierre milliaire érigée au XIIe siècle en commémoration du concile tenu à Avranches contre les assassins de saint Thomas de Cantorbéry. Du haut de cette dune on découvrait tout le pays, et l’on pouvait s’orienter.

      Le vieillard marcha vers cette dune et y monta.

      Quand il fut sur le sommet, il s’adossa à la pierre milliaire, s’assit sur une des quatre bornes qui en marquaient les angles, et se mit à examiner l’espèce de carte de géographie qu’il avait sous les pieds. Il semblait chercher une route dans un pays d’ailleurs connu. Dans ce vaste paysage, trouble à cause du crépuscule, il n’y avait de précis que l’horizon, noir sur le ciel blanc.

      On y apercevait les groupes de toits de onze bourgs et villages; on distinguait à plusieurs lieues de distance tous les clochers de la côte, qui sont très hauts, afin de servir au besoin de points de repère aux gens qui sont en mer.

      Au bout de quelques instants, le vieillard sembla avoir trouvé dans ce clair-obscur ce qu’il cherchait; son regard s’arrêta sur un enclos d’arbres, de murs et de toitures, à peu près visible au milieu de la plaine et des bois, et qui était une métairie; il eut ce hochement de tête satisfait d’un homme qui se dit mentalement: C’est là; et il se mit à tracer avec son doigt dans l’espace l’ébauche d’un itinéraire à travers les haies et les cultures. De temps en temps il examinait un objet informe et peu distinct, qui s’agitait au-dessus du toit principal de la métairie, et il semblait se demander: Qu’est-ce que c’est? Cela était incolore et confus à cause de l’heure; ce n’était pas une girouette puisque cela flottait, et il n’y avait aucune raison pour que ce fût un drapeau.

      Il était las; il restait volontiers assis sur cette borne où il était; et il se laissait aller à cette sorte de vague oubli que donne aux hommes fatigués la première minute de repos.

      Il y a une heure du jour qu’on pourrait appeler l’absence de bruit, c’est l’heure sereine, l’heure du soir.

      On était dans cette heure-là. Il en jouissait; il regardait, il écoutait, quoi? la tranquillité. Les farouches eux-mêmes ont leur instant de mélancolie. Subitement, cette tranquillité fut, non


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