Quatrevingt treize. Victor Hugo

Quatrevingt treize - Victor  Hugo


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étant regardée comme de bonne guerre.

      Mais que pouvaient faire ces chiffons? Personne n’osant descendre pour les disposer comme il eût fallu, en quelques minutes ce fut de la charpie.

      Il y avait juste assez de mer pour que l’accident fût aussi complet que possible. Une tempête eût été désirable; elle eût peut-être culbuté le canon, et, une fois les quatre roues en l’air, on eût pu s’en rendre maître. Cependant le ravage s’aggravait. Il y avait des écorchures et même des fractures aux mâts, qui, emboîtés dans la charpente de la quille, traversent les étages des navires et y font comme de gros piliers ronds. Sous les frappements convulsifs du canon, le mât de misaine s’était lézardé, le grand mât lui-même était entamé. La batterie se disloquait. Dix pièces sur trente étaient hors de combat; les brèches au bordage se multipliaient et la corvette commençait à faire eau.

      Le vieux passager descendu dans l’entrepont semblait un homme de pierre au bas de l’escalier. Il jetait sur cette dévastation un oeil sévère. Il ne bougeait point. Il paraissait impossible de faire un pas dans la batterie.

      Chaque mouvement de la caronade en liberté ébauchait l’effondrement du navire. Encore quelques instants, et le naufrage était inévitable.

      Il fallait périr ou couper court au désastre; prendre un parti, mais lequel?

      Quelle combattante que cette caronade!

      Il s’agissait d’arrêter cette épouvantable folle.

      Il s’agissait de colleter cet éclair.

      Il s’agissait de terrasser cette foudre.

      Boisberthelot dit à La Vieuville:

      – Croyez-vous en Dieu, chevalier?

      La Vieuville répondit:

      – Oui. Non. Quelquefois.

      – Dans la tempête?

      – Oui. Et dans des moments comme celui-ci.

      – Il n’y a en effet que Dieu qui puisse nous tirer de là, dit Boisberthelot.

      Tous se taisaient, laissant la caronade faire son fracas horrible.

      Du dehors, le flot battant le navire répondait aux chocs du canon par des coups de mer. On eût dit deux marteaux alternant.

      Tout à coup, dans cette espèce de cirque inabordable où bondissait le canon échappé, on vit un homme apparaître, une barre de fer à la main. C’était l’auteur de la catastrophe, le chef de pièce coupable de négligence et cause de l’accident, le maître de la caronade. Ayant fait le mal, il voulait le réparer. Il avait empoigné une barre d’anspect d’une main, une drosse à noeud coulant de l’autre main, et il avait sauté par le carré dans l’entrepont.

      Alors une chose farouche commença; spectacle titanique; le combat du canon contre le canonnier; la bataille de la matière et de l’intelligence, le duel de la chose contre l’homme.

      L’homme s’était posté dans un angle, et, sa barre et sa corde dans ses deux poings, adossé à une porque, affermi sur ses jarrets qui semblaient deux piliers d’acier, livide, calme, tragique, comme enraciné dans le plancher, il attendait.

      Il attendait que le canon passât près de lui.

      Le canonnier connaissait sa pièce, et il lui semblait qu’elle devait le connaître. Il vivait depuis longtemps avec elle. Que de fois il lui avait fourré la main dans la gueule! C’était son monstre familier. Il se mit à lui parler comme à son chien.

      – Viens, disait-il. Il l’aimait peut-être.

      Il paraissait souhaiter qu’elle vînt à lui.

      Mais venir à lui, c’était venir sur lui. Et alors il était perdu. Comment éviter l’écrasement? Là était la question. Tous regardaient, terrifiés.

      Pas une poitrine ne respirait librement, excepté peut-être celle du vieillard qui était seul dans l’entrepont avec les deux combattants, témoin sinistre.

      Il pouvait lui-même être broyé par la pièce. Il ne bougeait pas.

      Sous eux le flot, aveugle, dirigeait le combat.

      Au moment où, acceptant ce corps-à-corps effroyable, le canonnier vint provoquer le canon, un hasard des balancements de la mer fit que la caronade demeura un moment immobile et comme stupéfaite. «Viens donc!» lui disait l’homme. Elle semblait écouter.

      Subitement elle sauta sur lui. L’homme esquiva le choc.

      La lutte s’engagea. Lutte inouïe. Le fragile se colletant avec l’invulnérable. Le belluaire de chair attaquant la bête d’airain. D’un côté une force, de l’autre une âme.

      Tout cela se passait dans une pénombre. C’était comme la vision indistincte d’un prodige.

      Une âme; chose étrange, on eût dit que le canon en avait une, lui aussi; mais une âme de haine et de rage. Cette cécité paraissait avoir des yeux. Le monstre avait l’air de guetter l’homme. Il y avait, on l’eût pu croire du moins, de la ruse dans cette masse. Elle aussi choisissait son moment. C’était on ne sait quel gigantesque insecte de fer ayant ou semblant avoir une volonté de démon. Par moment, cette sauterelle colossale cognait le plafond bas de la batterie, puis elle retombait sur ses quatre roues comme un tigre sur ses quatre griffes, et se remettait à courir sur l’homme. Lui, souple, agile, adroit, se tordait comme une couleuvre sous tous ces mouvements de foudre. Il évitait les rencontres, mais les coups auxquels il se dérobait tombaient sur le navire et continuaient de le démolir.

      Un bout de chaîne cassée était resté accroché à la caronade. Cette chaîne s’était enroulée on ne sait comment dans la vis du bouton de culasse. Une extrémité de la chaîne était fixée à l’affût. L’autre, libre, tournoyait éperdument autour du canon dont elle exagérait tous les soubresauts. La vis la tenait comme une main fermée, et cette chaîne, multipliant les coups de bélier par des coups de lanière, faisait autour du canon un tourbillon terrible, fouet de fer dans un poing d’airain. Cette chaîne compliquait le combat.

      Pourtant l’homme luttait. Même, par instants, c’était l’homme qui attaquait le canon; il rampait le long du bordage, sa barre et sa corde à la main; et le canon avait l’air de comprendre, et, comme s’il devinait un piège, fuyait. L’homme, formidable, le poursuivait.

      De telles choses ne peuvent durer longtemps. Le canon sembla se dire tout à coup: Allons! il faut en finir! et il s’arrêta. On sentit l’approche du dénoûment. Le canon, comme en suspens, semblait avoir ou avait, car pour tous c’était un être, une préméditation féroce. Brusquement, il se précipita sur le canonnier. Le canonnier se rangea de côté, le laissa passer, et lui cria en riant: «À refaire!» Le canon, comme furieux, brisa une caronade à bâbord; puis ressaisi par la fronde invisible qui le tenait, il s’élança à tribord sur l’homme, qui échappa. Trois caronades s’effondrèrent sous la poussée du canon; alors, comme aveugle et ne sachant plus ce qu’il faisait, il tourna le dos à l’homme, roula de l’arrière à l’avant, détraqua l’étrave et alla faire une brèche à la muraille de proue. L’homme s’était réfugié au pied de l’escalier, à quelques pas du vieillard témoin. Le canonnier tenait sa barre d’anspect en arrêt. Le canon parut l’apercevoir, et, sans prendre la peine de se retourner, recula sur l’homme avec une promptitude de coup de hache. L’homme acculé au bordage était perdu. Tout l’équipage poussa un cri.

      Mais le vieux passager jusqu’alors immobile s’était élancé lui-même plus rapide que toutes ces rapidités farouches. Il avait saisi un ballot de faux assignats, et, au risque d’être écrasé, il avait réussi à le jeter entre les roues de la caronade. Ce mouvement décisif et périlleux n’eût pas été exécuté avec plus de justesse et de précision par un homme rompu à tous les exercices décrits dans le livre de Durosel sur la Manoeuvre du canon de mer.

      Le ballot fit l’effet d’un tampon. Un caillou enraye un bloc, une branche d’arbre détourne une avalanche. La caronade trébucha. Le canonnier à son tour, saisissant


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