Consuelo. George Sand

Consuelo - George  Sand


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compatissants comme lui; et à force de tendresse et de vertu, il ne s’apercevait pas qu’il devenait impie et misanthrope. Il ne comprenait que ce qu’il éprouvait, et, à dix-huit ans, il était aussi incapable de vivre avec les hommes et de jouer dans la société le rôle que sa position exigeait, que s’il n’eût eu que six mois. Si quelqu’un émettait devant lui une de ces pensées d’égoïsme dont notre pauvre monde fourmille et sans lequel il n’existerait pas, sans se soucier de la qualité de cette personne, ni des égards que sa famille pouvait lui devoir, il lui montrait sur-le-champ un éloignement invincible, et rien ne l’eût décidé à lui faire le moindre accueil. Il faisait sa société des êtres les plus vulgaires et les plus disgraciés de la fortune et même de la nature. Dans les jeux de son enfance, il ne se plaisait qu’avec les enfants des pauvres, et surtout avec ceux dont la stupidité ou les infirmités n’eussent inspiré à tout autre que l’ennui et le dégoût. Il n’a pas perdu ce singulier penchant, et vous ne serez pas longtemps ici sans en avoir la preuve.

      Comme, au milieu de ces bizarreries, il montrait beaucoup d’esprit, de mémoire et d’aptitude pour les beaux-arts, son père et sa bonne tante Wenceslawa, qui l’élevaient avec amour, n’avaient point sujet de rougir de lui dans le monde. On attribuait ses ingénuités à un peu de sauvagerie, contractée dans les habitudes de la campagne; et lorsqu’il était disposé à les pousser trop loin, on avait soin de le cacher, sous quelque prétexte, aux personnes qui auraient pu s’en offenser. Mais, malgré ses admirables qualités et ses heureuses dispositions, le comte et la chanoinesse voyaient avec effroi cette nature indépendante et insensible à beaucoup d’égards, se refuser de plus en plus aux lois de la bienséance et aux usages du monde.

      – Mais jusqu’ici, interrompit Consuelo je ne vois rien qui prouve cette déraison dont vous parlez.

      – C’est que vous êtes vous-même, à ce que je pense, répondit Amélie, une belle âme tout à fait candide… Mais peut-être êtes-vous fatiguée de m’entendre babiller, et voulez-vous essayer de vous endormir.

      – Nullement, chère baronne, je vous supplie de continuer», répondit Consuelo.

      Amélie reprit son récit en ces termes:

      XXVI. Vous dites, chère Nina, que vous ne voyez jusqu’ici aucune extravagance dans les faits et gestes de mon pauvre cousin…

      Vous dites, chère Nina, que vous ne voyez jusqu’ici aucune extravagance dans les faits et gestes de mon pauvre cousin. Je vais vous en donner de meilleures preuves. Mon oncle et ma tante sont, à coup sûr, les meilleurs chrétiens et les âmes les plus charitables qu’il y ait au monde. Ils ont toujours répandu les aumônes autour d’eux à pleines mains, et il est impossible de mettre moins de faste et d’orgueil dans l’emploi des richesses que ne le font ces dignes parents. Eh bien, mon cousin trouvait leur manière de vivre tout à fait contraire à l’esprit évangélique. Il eût voulu qu’à l’exemple des premiers chrétiens, ils vendissent leurs biens, et se fissent mendiants, après les avoir distribués aux pauvres. S’il ne disait pas cela précisément, retenu par le respect et l’amour qu’il leur portait, il faisait bien voir que telle était sa pensée, en plaignant avec amertume le sort des misérables qui ne font que souffrir et travailler, tandis que les riches vivent dans le bien-être et l’oisiveté. Quand il avait donné tout l’argent qu’on lui permettait de dépenser, ce n’était, selon lui, qu’une goutte d’eau dans la mer; et il demandait d’autres sommes plus considérables, qu’on n’osait trop lui refuser, et qui s’écoulaient comme de l’eau entre ses mains. Il en a tant donné, que vous ne verrez pas un indigent dans le pays qui nous environne; et je dois dire que nous ne nous en trouvons pas mieux: car les exigences des petits et leurs besoins augmentent en raison des concessions qu’on leur fait, et nos bons paysans, jadis si humbles et si doux, lèvent beaucoup la tête, grâce aux prodigalités et aux beaux discours de leur jeune maître. Si nous n’avions la force impériale au-dessus de nous tous, pour nous protéger d’une part, tandis qu’elle nous opprime de l’autre, je crois que nos terres et nos châteaux eussent été pillés et dévastés vingt fois par les bandes de paysans des districts voisins que la guerre a affamés, et que l’inépuisable pitié d’Albert (célèbre à trente lieues à la ronde) nous a mis sur le dos, surtout dans ces dernières affaires de la succession de l’empereur Charles.

      Lorsque le comte Christian voulait faire au jeune Albert quelques sages remontrances, lui disant que donner tout dans un jour, c’était s’ôter le moyen de donner le lendemain:

      – Eh quoi, mon père bien-aimé, lui répondait-il, n’avons-nous pas, pour nous abriter, un toit qui durera plus que nous, tandis que des milliers d’infortunés n’ont que le ciel inclément et froid sur leurs têtes? N’avons-nous pas chacun plus d’habits qu’il n’en faudrait pour vêtir une de ces familles couvertes de haillons? Ne vois-je point sur notre table, chaque jour, plus de viandes et de bons vins de Hongrie qu’il n’en faudrait pour rassasier et réconforter ces mendiants épuisés de besoin et de lassitude? Avons-nous le droit de refuser quelque chose tant que nous avons au-delà du nécessaire? Et le nécessaire même, nous est-il permis d’en user quand les autres ne l’ont pas? La loi du Christ a-t-elle changé?

      Que pouvaient répondre à de si belles paroles le comte, et la chanoinesse, et le chapelain, qui avaient élevé ce jeune homme dans des principes de religion si fervents et si austères? Aussi se trouvaient-ils bien embarrassés en le voyant prendre ainsi les choses au pied de la lettre, et ne vouloir accepter aucune de ces transactions avec le siècle, sur lesquelles repose pourtant, ce me semble, tout l’édifice des sociétés.

      C’était bien autre chose quand il s’agissait de politique. Albert trouvait monstrueuses ces lois humaines qui autorisent les souverains à faire tuer des millions d’hommes, et à ruiner des contrées immenses, pour les caprices de leur orgueil et les intérêts de leur vanité. Son intolérance sur ce point devenait dangereuse, et ses parents n’osaient plus le mener à Vienne, ni à Prague, ni dans aucune grande ville, où son fanatisme de vertu leur eût fait de mauvaises affaires. Ils n’étaient pas plus rassurés à l’endroit de ses principes religieux; car il y avait, dans sa piété exaltée, tout ce qu’il faut pour faire un hérétique à pendre et à brûler. Il haïssait les papes, ces apôtres de Jésus-Christ qui se liguent avec les rois contre le repos et la dignité des peuples. Il blâmait le luxe des évêques et l’esprit mondain des abbés, et l’ambition de tous les hommes d’église. Il faisait au pauvre chapelain des sermons renouvelés de Luther et de Jean Huss; et cependant Albert passait des heures entières prosterné sur le pavé des chapelles, plongé dans des méditations et des extases dignes d’un saint. Il observait les jeunes et les abstinences bien au-delà des prescriptions de l’Église; on dit même qu’il portait un cilice, et qu’il fallut toute l’autorité de son père et toute la tendresse de sa tante pour le faire renoncer à ces macérations, qui ne contribuaient pas peu à exalter sa pauvre tête.

      Quand ces bons et sages parents virent qu’il était en chemin de dissiper tout son patrimoine en peu d’années, et de se faire jeter en prison comme rebelle à la Sainte Église et au Saint Empire, ils prirent enfin, avec douleur, le parti de le faire voyager, espérant qu’à force de voir les hommes et leurs lois fondamentales, à peu près les mêmes dans tout le monde civilisé, il s’habituerait à vivre comme eux et avec eux. Ils le confièrent donc à un gouverneur, fin jésuite, homme du monde et homme d’esprit s’il en fut, qui comprit son rôle à demi-mot, et se chargea, dans sa conscience, de prendre sur lui tout ce qu’on n’osait pas lui demander. Pour parler clair, il s’agissait de corrompre et d’émousser cette âme farouche, de la façonner au joug social, en lui infusant goutte à goutte les poisons si doux et si nécessaires de l’ambition, de la vanité, de l’indifférence religieuse, politique et morale. – Ne froncez pas ainsi le sourcil en m’écoutant, chère Porporina. Mon digne oncle est un homme simple et bon, qui dès sa jeunesse, a accepté toutes ces choses, telles qu’on les lui a données, et qui a su, dans tout le cours de sa vie, concilier, sans hypocrisie et sans examen, la tolérance et la religion, les devoirs du chrétien et ceux du grand seigneur. Dans un monde et dans un siècle où l’on trouve un homme comme Albert sur des millions comme nous


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