Andromaque. Jean Racine
presque la seule chose que j’emprunte ici de cet auteur. Car, quoique ma tragédie porte le même nom que la sienne, le sujet en est cependant très différent. Andromaque, dans Euripide, craint pour la vie de Molossus, qui est un fils qu’elle a eu de Pyrrhus et qu’Hermione veut faire mourir avec sa mère. Mais ici il ne s’agit point de Molossus : Andromaque ne connaît point d’autre mari qu’Hector, ni d’autre fils qu’Astyanax. J’ai cru en cela me conformer à l’idée que nous avons maintenant de cette princesse. La plupart de ceux qui ont entendu parler d’Andromaque ne la connaissaient guère que pour la veuve d’Hector et pour la mère d’Astyanax. On ne croit point qu’elle doive aimer ni un autre mari, ni un autre fils ; et je doute que les larmes d’Andromaque eussent fait sur l’esprit de mes spectateurs l’impression qu’elles y ont faite, si elles avaient coulé pour un autre fils que celui qu’elle avait d’Hector.
Il est vrai que j’ai été obligé de faire vivre Astyanax un peu plus qu’il n’a vécu ; mais j’écris dans un pays où cette liberté ne pouvait pas être mal reçue. Car, sans parler de Ronsard, qui a choisi ce même Astyanax pour le héros de sa Franciade, qui ne sait que l’on fait descendre nos anciens rois de ce fils d’Hector, et que nos vieilles chroniques sauvent la vie à ce jeune prince, après la désolation de son pays, pour en faire le fondateur de notre monarchie ?
Combien Euripide a-t-il été plus hardi dans sa tragédie d’Hélène ! il y choque ouvertement la créance commune de toute la Grèce : il suppose qu’Hélène n’a jamais mis le pied dans Troie, et qu’après l’embrasement de cette ville, Ménélas trouve sa femme en Égypte, d’où elle n’était point partie ; tout cela fondé sur une opinion qui n’était reçue que parmi les Égyptiens, comme on le peut voir dans Hérodote.
Je ne crois pas que j’eusse besoin de cet exemple d’Euripide pour justifier le peu de liberté que j’ai prise. Car il y a bien de la différence entre détruire le principal fondement d’une fable et en altérer quelques incidents, qui changent presque de face dans toutes les mains qui les traitent. Ainsi Achille, selon la plupart des poètes, ne peut être blessé qu’au talon, quoique Homère le fasse blesser au bras, et ne le croie invulnérable en aucune partie de son corps. Ainsi Sophocle fait mourir Jocaste aussitôt après la reconnaissance d’Oedipe ; tout au contraire d’Euripide qui la fait vivre jusqu’au combat et à la mort de ses deux fils. Et c’est à propos de quelques contrariétés de cette nature qu’un ancien commentateur de Sophocle remarque fort bien « qu’il ne faut point s’amuser à chicaner les poètes pour quelques changements qu’ils ont pu faire dans la fable ; mais qu’il faut s’attacher à considérer l’excellent usage qu’ils ont fait de ces changements, et la manière ingénieuse dont ils ont su accommoder la fable à leur sujet ».
Acteurs
Andromaque, veuve d’Hector, captive de Pyrrhus.
Pyrrhus, fils d’Achille, roi d’Épire.
Oreste, fils d’Agamemnon.
Hermione, fille d’Hélène, accordée avec Pyrrhus.
Pylade, ami d’Oreste.
Cléone, confidente d’Hermione.
Céphise, confidente d’Andromaque.
Phœnix, gouverneur d’Achille, et ensuite de Pyrrhus.
Suite d’Oreste.
La scène est à Buthrot, ville d’Épire, dans une salle du palais de Pyrrhus.
Acte I
Scène I
Oreste, Pylade
Oreste
Oui, puisque je retrouve un ami si fidèle,
Ma fortune va prendre une face nouvelle ;
Et déjà son courroux semble s’être adouci
Depuis qu’elle a pris soin de nous rejoindre ici.
Qui l’eût dit, qu’un rivage à mes vœux si funeste
Présenterait d’abord Pylade aux yeux d’Oreste ?
Qu’après plus de six mois que je t’avais perdu,
À la cour de Pyrrhus tu me serais rendu ?
Pylade
J’en rends grâces au ciel qui, m’arrêtant sans cesse,
Semblait m’avoir fermé le chemin de la Grèce,
Depuis le jour fatal que la fureur des eaux
Presque aux yeux de l’Épire écarta nos vaisseaux.
Combien, dans cet exil, ai-je souffert d’alarmes !
Combien à vos malheurs ai-je donné de larmes,
Craignant toujours pour vous quelque nouveau danger
Que ma triste amitié ne pouvait partager !
Surtout je redoutais cette mélancolie
Où j’ai vu si longtemps votre âme ensevelie.
Je craignais que le ciel, par un cruel secours,
Ne vous offrît la mort que vous cherchiez toujours.
Mais je vous vois, Seigneur ; et si j’ose le dire,
Un destin plus heureux vous conduit en Épire :
Le pompeux appareil qui suit ici vos pas
N’est point d’un malheureux qui cherche le trépas.
Oreste
Hélas ! qui peut savoir le destin qui m’amène ?
L’amour me fait ici chercher une inhumaine.
Mais qui sait ce qu’il doit ordonner de mon sort,
Et si je viens chercher ou la vie ou la mort ?
Pylade
Quoi ? votre âme à l’amour en esclave asservie
Se repose sur lui du soin de votre vie ?
Par quel charme, oubliant tant de tourments soufferts,
Pouvez-vous consentir à rentrer dans ses fers ?
Pensez-vous qu’Hermione, à Sparte inexorable,
Vous prépare en Épire un sort plus favorable ?
Honteux d’avoir poussé tant de vœux superflus,
Vous l’abhorriez ; enfin vous ne m’en parliez plus.
Vous me trompiez, Seigneur.
Oreste
Je me trompais moi-même !
Ami, n’accable point un malheureux qui t’aime.
T’ai-je jamais caché mon cœur et mes désirs ?
Tu vis naître ma flamme et mes premiers soupirs.
Enfin, quand Ménélas disposa de sa fille
En faveur de Pyrrhus, vengeur de sa famille,
Tu vis mon désespoir ; et tu m’as vu depuis
Traîner de mers en mers ma chaîne et mes ennuis.
Je te vis à regret, en cet état funeste,
Prêt à suivre partout le déplorable Oreste,
Toujours de ma fureur interrompre le cours,
Et de moi-même enfin me sauver tous les jours.
Mais quand je me souvins que parmi tant d’alarmes
Hermione à Pyrrhus prodiguait tous ses charmes,
Tu