Les cinq sous de Lavarède. Paul d'Ivoi

Les cinq sous de Lavarède - Paul  d'Ivoi


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faisant, il remarqua en passant une famille anglaise qui suivait le même trottoir que lui.

      Il n’y avait pas à s’y méprendre, c’étaient bien des Anglais. L’homme, âgé d’une cinquantaine d’années, avait la raideur classique, les favoris bien connus, et le complet à carreaux, avec l’ulster de voyage auquel tout le monde reconnaît nos voisins en route. Une vieille dame, mère ou gouvernante, avec le vilain chapeau rond au voile vert et le long caoutchouc sans forme, accompagnait une jeune fille. Celle-là, par exemple, était fraîche et jolie, blanche et rose, comme le sont les Anglo-Saxonnes lorsqu’elles se mêlent de n’être ni sèches, ni revêches.

      Machinalement, Lavarède l’avait regardée.

      Cent pas plus loin, au carrefour de Châteaudun et du Faubourg-Montmartre, trois voitures se croisaient, venant de côtés différents. La petite Anglaise en évita bien deux, mais ne vit pas la troisième, et elle allait peut-être se faire écraser, lorsque Armand s’élança et, d’une poigne solide, arrêta net le cheval aux naseaux.

      Le cocher jura, le cheval hennit, les passants crièrent, mais la jeune personne en fut quitte pour la peur.

      Quoiqu’un peu pâle, elle resta fort calme. Et tendant la main à Armand, elle remercia d’un vigoureux shake hand, à l’anglaise.

      – Ce n’est rien, mademoiselle, et cela n’en vaut vraiment pas la peine.

      Le père et la gouvernante s’approchèrent aussi, et le bras de Lavarède fut fortement secoué trois fois de suite.

      – Non vraiment, disait-il avec une modestie tout à fait sincère, il semble que je vous ai sauvé la vie… Cependant, vous auriez eu tout de même le temps de passer: nos chevaux de fiacre sont bien calmes, croyez-le.

      – Vous ne m’en avez pas moins rendu service, n’est-ce pas, mon père? N’est-ce pas, mistress Griff?

      – Certainement, opinèrent les deux interpellés.

      – Et j’ai le droit de vous en être reconnaissante. C’est que je n’ai pas beaucoup l’habitude de marcher dans vos rues de Paris, et j’ai toujours un peu peur, surtout quand je cherche mon chemin.

      – Puis-je vous renseigner? demanda très poliment Lavarède.

      C’est le père qui prit la parole et tira une lettre de son portefeuille:

      – Nous allons chez un notaire.

      – Tiens, moi aussi.

      – Un notaire que nous ne connaissons pas.

      – Parbleu, c’est comme moi.

      – Qui demeure rue de Châteaudun.

      – Le mien de même.

      – Maître Panabert.

      – C’est bien son nom.

      – Hasard curious.

      – Mais providentiel. Souffrez donc que je vous conduise.

      Tous arrivent, remettent leur lettre de convocation, et sont introduits dans le cabinet du notaire, sauf la gouvernante, qui attend dans l’étude.

      – C’est donc pour la même affaire, pensèrent Lavarède et l’Anglais.

      La coïncidence était bizarre entre gens qui ne se connaissaient point et qui se trouvaient appelés ensemble chez un officier ministériel, dont ils ignoraient le nom la veille et le matin même.

      Une salutation, une présentation, pas de préliminaires. Maître Panabert est un notaire qui n’a pas de temps à perdre. Il commence aussitôt:

      – Monsieur Lavarède, monsieur Murlyton, miss Aurett, j’ai l’honneur et le regret de vous faire part du décès de l’un de mes meilleurs clients, propriétaire du château de Marsaunay, dans la Côte-d’Or, de deux maisons sises à Paris, rue Auber et boulevard Malesherbes, enfin, du domaine de Baslett-Castle, dans le Devonshire. J’ai nommé le regretté M. Jean Richard.

      – Mon cousin! s’écria Lavarède.

      – Mon voisin! répliqua l’Anglais.

      Les deux hommes se regardèrent, absolument interloqués, sans méfiance encore, rien qu’avec une évidente stupéfaction.

      Le notaire reprit, impassible:

      – Conformément aux intentions du défunt, je vous ai convoqués ici pour entendre la lecture de son testament olographe, dûment enregistré et paraphé. Il lut rapidement les formules légales et articula un peu plus lentement:

      – «En y comprenant les maisons et propriétés ci-dessus désignées, les valeurs en rentes, actions et obligations, ainsi que l’argent liquide déposé chez mon notaire, ma fortune s’élève à quatre millions environ. Comme je n’ai ni frère, ni femme, ni enfant, ni ascendant, ni descendant directs, mon unique héritier est mon cousin Armand Lavarède…»

      – Vous dites? interrompit Armand.

      – Attendez, répliqua le notaire. Mais je ne l’institue mon légataire universel qu’à une condition expresse. Ce garçon ne connaît pas la valeur de l’argent; il prodiguerait ma fortune, la jetterait à tous les vents, ainsi qu’il advint dans un voyage d’agrément que nous fîmes ensemble à Boulogne-sur-Mer; cela lui coûta deux mille francs, tandis que, moi, je dépensai cent soixante-quatre francs et quatre-vingt-cinq centimes

      «Donc Lavarède partira de Paris avec cinq sous dans sa poche, comme le Juif errant; et, de même que ce célèbre Sémite, il fera le tour du monde sans avoir une autre somme à sa disposition. Il sera ainsi contraint d’être économe. Je lui donne un an, jour pour jour, pour exécuter cette clause.

      «Nécessairement, il devra être surveillé, et je désigne pour l’accompagner un homme qui aura un intérêt personnel et considérable à remplir sa mission. C’est mon voisin de Baslett-Castle, sir Murlyton, que j’institue mon légataire universel, au lieu et place d’Armand Lavarède, si celui-ci n’accomplit pas rigoureusement la condition prescrite…»

      – Comment! Moi?… fit l’Anglais. Mais je connaissais à peine cet original et nous étions constamment en procès.

      – «Sir Murlyton, reprit imperturbablement maître Panabert, est un homme à cheval sur ses droits. Dès que l’ennui me prenait, j’avais un différend avec lui, soit à propos d’un mur mitoyen, soit pour la rivière qui sépare nos parcs, soit pour la récolte des arbres qui bordent nos propriétés. Cela m’émoustillait et me rattachait à la vie fastidieuse.

      «Par conséquent, sir Murlyton, à qui je crée un droit conditionnel à ma fortune, saura le faire valoir. Il est entendu qu’il perd tout droit à mon héritage s’il commet un acte de trahison envers ce pauvre Lavarède. Il doit le surveiller simplement et honnêtement.

      «Mais j’avoue que ce n’est pas sans un malin plaisir que je vois d’avance mon beau cousin si dépensier inéluctablement déshérité.»

      L’ironie de la phrase finale ne parvint même pas à dérider celui qui la prononçait. Mais cette lecture produisait des effets divers sur les auditeurs.

      Lavarède souriait. Peut-être ce sourire était-il jaune, mais on n’en pouvait distinguer la couleur. Sir Murlyton restait aussi calme que s’il eût été en présence d’une tranche de roast-beef. Miss Aurett, seule, était visiblement agitée. Elle rougit d’abord, elle pâlit ensuite. Ses regards se portèrent sur les deux hommes qui allaient faire cette chasse dont le gibier valait quatre millions. Ce fut elle qui parla la première.

      – Mon père, dit-elle, vous ne pouvez pas spolier ce jeune homme qui n’est pas votre ennemi et qui vient de me sauver la vie.

      – Ma fille, répondit-il, les affaires sont les affaires; il ne serait pas pratique de perdre cette fortune. Car il est impossible, non seulement de faire le tour du monde, mais même d’aller de Paris à Londres avec vingt-cinq farthings, le cinquième d’un shilling… Good business!

      – Ainsi vous


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