Ma confession. Tolstoy Leo
me fut de douter de la vérité de notre croyance.
Or, ayant douté de la vérité de cette religion littéraire, je commençai à observer plus attentivement ses prêtres, et je me convainquis que presque tous étaient des hommes immoraux et, pour la plupart, des hommes mauvais, insignifiants, d'un caractère beaucoup plus bas que celui des hommes que j'avais rencontrés dans ma vie militaire et débauchée.
C'étaient des hommes contents d'eux-mêmes, comme ne peuvent l'être que les saints ou ceux qui ne savent même pas ce que c'est que la sainteté.
Je me dégoûtai des hommes, je me dégoûtai de moi-même et je compris que cette croyance était une supercherie.
Mais l'étrange, c'est qu'ayant compris tout ce mensonge bien vite et l'ayant renié, je ne renonçai pas au titre que me donnèrent ces hommes, à celui d'artiste, de poète et de maître.
Je m'imaginais naïvement que moi du moins j'étais poète, artiste, et que je pouvais enseigner à tous, ne sachant pas ce que j'enseignais.
Et c'est ce que je continuai de faire.
De ma liaison avec ces hommes, j'emportai un nouveau vice, un orgueil qui se développa jusqu'à la maladie, une folle assurance de me croire voué à enseigner aux hommes ne sachant pas quoi moi-même.
Maintenant, quand je me rappelle ce temps, mon humeur d'alors et le caractère de ces gens, – du reste il y en a des millions qui leur ressemblent aujourd'hui, – je les plains, j'ai honte et j'ai envie de rire à la fois; j'éprouve ce sentiment qui s'empare de nous dans la maison des fous.
Nous étions tous convaincus alors qu'il nous fallait parler et parler sans cesse, écrire, imprimer aussi vite que possible et autant que possible; que tout cela était nécessaire pour le bien-être de l'humanité.
Et des milliers d'entre nous, tout en se grondant et se chicanant, imprimaient, écrivaient et prétendaient instruire les autres. Et, ne remarquant pas que nous ne savions rien, qu'à la question de la vie la plus simple: Qu'est-ce qui est bon et qu'est-ce qui est mauvais? nous ne savions que répondre, nous parlions tous ensemble, n'écoutant rien ni personne, quelquefois admirant et louant l'un ou l'autre, à la condition d'en être loué et admiré aussi; d'autres fois nous irritant l'un contre l'autre tout à fait comme des fous dans un asile.
Des milliers d'ouvriers travaillaient nuit et jour, et de toutes leurs forces, composaient, imprimaient des milliers de mots que la poste répandait dans toute la Russie; et puis nous enseignions plus longuement encore sans trouver le temps d'enseigner tout, et nous nous fâchions toujours de ce qu'on ne nous écoutait pas assez.
Ce n'est que maintenant que je comprends ce temps bien étrange.
Notre désir le plus vrai et le plus intime était de recevoir le plus d'argent et de louanges possible.
Pour atteindre ce but, nous ne pouvions rien qu'écrire des livres et des journaux.
C'est ce que nous faisions.
Mais pour accomplir un travail aussi inutile, il nous fallait avoir la conviction que nous étions des hommes très importants; nous avions encore besoin d'un raisonnement qui pût justifier notre activité.
Et nous avions inventé le suivant:
Tout ce qui existe est raisonnable. Tout ce qui existe se développe à l'aide de l'instruction. L'instruction se mesure d'après la propagation des livres et des journaux, et nous, on nous paye et on nous estime parce que nous écrivons des livres et des journaux. Par conséquent, nous sommes les hommes les meilleurs et les plus utiles.
Ce raisonnement aurait été très bon si nous eussions été tous d'accord; mais, comme à chaque pensée émise par l'un s'opposait toujours une autre diamétralement opposée, nous fûmes obligés de nous raviser. Mais nous ne remarquions pas cela; on nous payait, et les hommes de notre parti nous louaient. Aussi chacun de nous s'estimait-il dans le vrai.
Je vois maintenant qu'il n'y avait aucune différence avec la maison des fous; mais alors je ne soupçonnais ceci que vaguement, et encore, comme font tous les fous, j'appelais chacun fou, excepté moi-même.
III
Je vécus ainsi, m'adonnant à cette folie jusqu'à mon mariage.
Je partis d'abord pour l'étranger.
La vie en Europe et mes rapports avec les hommes du progrès et les savants européens m'affermirent de plus en plus dans ma foi au perfectionnement en général, puisque cette-même croyance je la trouvais chez eux aussi.
Cette croyance prit en moi la forme habituelle, celle qu'elle a chez la majorité des hommes instruits de notre temps. Elle s'exprimait par le mot «progrès».
Il me semblait alors que ce mot exprimait quelque chose.
Je ne comprenais pas encore que, tourmenté comme tout homme vivant par cette question: «Comment faire pour mieux vivre en accord avec le progrès?» je répondais justement ce que l'homme dont la barque est entraînée par les vagues et le vent répondrait à l'unique question qui existe encore pour lui: «Quelle est la route du salut?» Comme lui, en effet, je disais: «Où la fortune nous porte.»
Alors je ne remarquais pas cela.
De temps à autre, pourtant, mon sentiment – je ne dis pas mon esprit – se révoltait contre ce préjugé général de notre temps, derrière lequel les hommes se retranchent quand ils ne peuvent pas donner d'explication à la vie.
Ainsi, pendant mon séjour à Paris, la vue d'une exécution capitale suffit à me montrer la fragilité de ma confiance dans le progrès.
Quand je vis la tête se détacher du corps et tomber avec un bruit lugubre dans le fond du panier, je compris, non pas par l'esprit, mais par tout mon être, qu'aucune théorie de la raison du progrès ne pouvait justifier cette action.
Quand même l'humanité, s'appuyant sur n'importe quelle théorie, aurait trouvé depuis le commencement du monde et trouverait encore ce châtiment nécessaire, moi, je sais qu'il ne l'est pas et que même c'est une action mauvaise. Et quand même les hommes et le progrès voudraient me démontrer que ce châtiment est salutaire et nécessaire, mon cœur à moi en est le juge et le niera toujours.
Une autre circonstance vint me prouver la nullité de la foi dans le progrès: ce fut la mort de mon frère.
Spirituel, bon, sérieux, il tomba malade, étant tout jeune encore. Il souffrit plus d'un an et mourut douloureusement sans avoir compris pourquoi il avait vécu et encore moins pourquoi il mourait.
Aucune théorie ne put venir à l'aide ni à ses questions ni aux miennes pendant sa lente et cruelle agonie.
Mais ceci n'était que de rares occasions de doute.
En réalité je continuais à vivre, pratiquant seulement la foi dans le progrès.
– Tout se développe et je me développe; mais pourquoi je me développe avec tous les autres, nous le verrons plus tard.
C'est ainsi que j'aurais dû alors formuler ma croyance.
Revenu de l'étranger, je m'établis à la campagne et voulus m'occuper des écoles de paysans. Cette occupation m'était surtout agréable, puisqu'il n'y avait pas en elle ce mensonge évident qui m'avait sauté aux yeux dans le cours de mon enseignement littéraire; ici aussi j'agissais au nom du progrès, mais je me comportais déjà en critique envers ce progrès. Je me disais que certains phénomènes du progrès ont une marche bizarre, irrégulière, et qu'il fallait se comporter avec une grande libéralité envers des gens primitifs, comme étaient les enfants des paysans, et que même il fallait leur laisser choisir la voie qu'ils voudraient pour aller vers le progrès.
En réalité, je tournais toujours autour de ce même et insoluble problème qui consistait à enseigner sans savoir quoi.
Dans les hautes sphères du travail littéraire, je comprenais qu'on ne pouvait instruire, car je voyais que tous enseignaient différemment et seulement par des discussions et tout en se cachant mutuellement leur ignorance; mais ici, avec les