Histoire des salons de Paris. Tome 2. Abrantès Laure Junot duchesse d'
oublié de parler en son temps d'une aventure qui arriva à Marie avant la mort de sa mère… Plus tard, j'en rapporterai une concernant un homme de la même profession, et aussi tragique que celle-ci est comique. C'est un singulier rapport.
Madame Phlipon avait voulu que sa fille fût aussi bonne ménagère que femme bien élevée. C'était ensuite une chose de règle dans la bourgeoisie, avant la Révolution, d'être tout à la fois à la cuisine et dans le salon, quand on en avait un. Mademoiselle Phlipon, naturellement studieuse, ne se souciait guère d'aller au marché avec la cuisinière de la maison; mais sa mère avait parlé, et jamais elle n'avait résisté à sa volonté… Elle accompagnait donc la cuisinière chez les fournisseurs de la maison quelques fois dans la semaine.
Leur boucher était encore jeune et fort riche; il avait une femme qu'il avait épousée en secondes noces et qui tenait fort bien sa place dans sa boutique. Cette femme était jeune, elle mourut et le laissa veuf une seconde fois; Marie n'y fit attention que parce que le comptoir lui parut occupé par une figure étrangère… Quelques semaines après, madame Phlipon étant aux Tuileries avec sa fille, elles virent passer devant elles un homme habillé de noir avec des dentelles fort propres qui leur fit une profonde révérence, s'adressant plus particulièrement à la mère qu'à la fille, et il passa son chemin… Le tour d'allée fini, il revint sur ses pas… encore même révérence… Ce manége dura toute la promenade.
– Quel est cet homme? dit madame Phlipon à sa fille. – Je l'ignore, répondit Marie, cependant il me semble le connaître!..
Au second tour, elle le regarda plus attentivement, et crut retrouver en lui les traits de leur boucher, mais la pensée ne lui en vint pas; cependant, à la troisième révérence, elle n'en put douter et le dit à sa mère… Elles rirent entre elles de la tournure demi-élégante du tueur de bœufs, et elles n'y pensèrent plus…
Le dimanche suivant, même apparition, mêmes révérences. Cette fois, il n'y avait pas moyen de douter, le boucher semblait n'être venu que pour elles deux. Marie cessa d'accompagner la cuisinière… elle fut malade; le boucher envoya régulièrement savoir de ses nouvelles. Ce manége dura trois mois environ; pendant ce temps, et surtout celui de la maladie de Marie, il fut aussi attentif. Un soir M. Phlipon conduisit chez sa fille une vieille demoiselle dévote et importante qui, ne pouvant plus se marier, mariait les autres ou les en empêchait quand le bonheur devait s'ensuivre… On l'appelait mademoiselle Michon… Mademoiselle Michon venait faire la demande de la main de mademoiselle Phlipon pour le boucher, qui n'avait pu voir Marie sans en devenir passionnément amoureux… Il était veuf, mais âgé seulement de trente-quatre ans, et riche de cent cinquante mille francs (somme énorme pour ce temps-là)… Comme M. Phlipon laissait sa fille maîtresse de refuser ou d'accepter le parti proposé, Marie refusa aussi cérémonieusement que mademoiselle Michon était venue offrir; mais elle et son père avaient grande envie de rire: ils refusèrent toutefois très-positivement, et mademoiselle Michon s'en fut très-convaincue que mademoiselle Phlipon ne se marierait pas, puisqu'elle n'épousait pas son boucher.
Roland revint de son voyage, Marie le revit avec une sorte d'intérêt; elle avait appris à le connaître pendant qu'il était absent, par la lecture d'un journal qu'il lui avait laissé, et qui parlait longuement de lui et de ses habitudes: aussi, lorsque Roland la demanda en mariage, accorda-t-elle son consentement à l'instant même, mais ce fut avec une restriction qui ne peut étonner dans une pareille femme.
Son père était ruiné… cinq cents livres de rentes, voilà tout ce qu'elle avait sauvé de cette fortune qu'elle devait avoir, et dans laquelle elle avait été élevée: elle le déclara à Roland avec la même franchise qu'elle aurait mise à lui parler d'une autre femme. Et puis son père pouvait faire un mauvais mariage qui rendrait son alliance honteuse… Elle dit enfin à Roland tout ce qui pouvait l'avertir et le détourner, et lui imposa même de faire ses réflexions pendant un certain temps; mais tout fut inutile, et elle fut enfin amenée à donner son consentement pour un mariage qui lui procurait à elle-même un bonheur qu'elle ne pouvait refuser… Mais il survint un incident dans lequel elle développa un caractère qui montrait dès lors ce qu'elle serait un jour…
Roland voulut parler à son père; mais elle lui demanda de ne le faire que par écrit, et lorsqu'il serait de retour à Amiens… La lettre vint; M. Phlipon en fut mécontent… Depuis longtemps il trouvait Roland hors de ses goûts, même comme société; qu'on juge de ce qu'il en pensait comme gendre! Il refusa… Mademoiselle Phlipon avait vingt-deux ans; elle se retira dans un couvent, et de là elle écrivit à Roland qu'elle le priait d'abandonner ses projets; que, pour elle, elle allait fixer sa destinée… Elle abandonna la maison de son père, que lui-même n'habitait presque plus, si ce n'est lorsqu'il rentrait du jeu, et alors il était ou ivre ou furieux. Elle n'aurait jamais quitté son père autrement; elle était trop supérieure pour ne pas remplir les devoirs d'une fille envers son père. En quittant la maison, elle lui laissa pour satisfaire quelques dettes pressantes l'argenterie qui lui appartenait… n'emportant avec elle qu'une rente de cinq cents francs et sa garde-robe.
La manière dont elle vécut pendant six mois est presque fabuleuse; elle avait de l'ordre et ne voulait pas faire de dettes!.. Qu'on songe à ce qu'elle pouvait faire avec cinq cents francs de rente! Elle ne vivait que de légumes cuits à l'eau avec un peu de beurre; mais elle supportait toutes ces privations… le froid et même la faim!.. et cependant elle n'abandonna jamais son père… Elle allait raccommoder son linge, tandis qu'il passait sa vie dans les tripots, et achevait d'y ruiner sa santé et son bonheur…
Au bout de six mois, Roland revint à Paris… Il fut au parloir et revit Marie… Il lui renouvela l'offre de sa main et la fit presser par un frère bénédictin qu'il avait, et qui enfin détruisit les scrupules de délicatesse qu'elle avait en n'apportant rien à un homme riche; mais il avait aussi vingt ans de plus qu'elle, et cette différence était beaucoup dans une union telle que celle-ci… Elle se maria donc, et ce mariage fut pour Roland la source d'un bonheur qui, jusque là, lui avait été inconnu! Avant de la montrer comme femme mariée et maîtresse de maison autrement que dans la sphère bourgeoise, je dois dire qu'elle ne fut jamais heureuse: elle fit tout pour la félicité de Roland, mais la sienne ne fut jamais complète. Le caractère froid, compassé, presque puritain de Roland, le faisait peu aimer de ceux qui l'approchaient; sa femme tenta de fondre cette glace qui enveloppait ainsi ses relations avec le monde… elle y parvint, mais à ses dépens… Elle voyait dans son mari l'homme le plus estimable: cette préférence exclusive lui fit supporter la vie; mais, sans qu'elle le dise, on voit combien elle lui était pénible quelquefois…
Elle suivit pendant cette première année de son mariage, où ils étaient en voyageurs à Paris14, un cours de botanique et un cours d'histoire naturelle… Ils vivaient en hôtel garni. La santé de Roland était délicate. Il n'y avait pas alors une foule de restaurateurs excellents qu'on pût prendre à son service comme un cuisinier à deux mille francs d'appointements. Madame Roland, pour parer à l'inconvénient par lequel la santé de son mari pouvait souffrir de cette mauvaise nourriture, faisait elle-même le dîner de son mari, occupation dont elle s'acquittait gracieusement en revenant de l'un de ses cours, et tout en relisant pour la centième fois une des belles vies de Plutarque…
Cette occupation constante de son mari était au reste ce qui pouvait le plus flatter Roland; car il était tellement jaloux de l'affection de sa femme, même la plus légitime, qu'il exigea d'elle qu'elle vît moins souvent des amies de couvent auxquelles elle était fort attachée…
La vie privée de madame Roland, dans laquelle la surprit la Révolution, avait quelque chose d'antique. Retirée à la campagne, près des montagnes du Beaujolais, dans un pays presque désert15 et éloigné à cette époque de toutes les ressources qui, aujourd'hui, sont devenues familières au dernier paysan, mais qui à cette époque restaient encore ignorées, madame Roland était la providence de toute la contrée. Elle était médecin, juge… dissipait les nuages politiques qui se levaient, malgré l'éloignement du ciel orageux des événements, au-dessus de la paisible retraite où vivait Marie!.. Ils étaient malheureusement encore trop près de Lyon!..
Roland
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Roland y était appelé pour les intérêts généraux des manufactures. C'était un homme d'un grand talent lui-même comme manufacturier, et surtout
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Villefranche, demeure paternelle de M. Roland de la Platière. Il était d'une famille de robe noble et fort ancienne. Sa naissance était pour lui un motif d'orgueil, malgré ses idées de liberté.