Le roman de Tristan et Iseut. Joseph Bedier

Le roman de Tristan et Iseut - Joseph  Bedier


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et, la nuit, comme il couchait dans la chambre royale parmi les privés et les fidèles, si le roi était triste, il harpait pour apaiser son déconfort. Les barons le chérissaient, et, sur tous les autres, comme l'histoire vous l'apprendra, le sénéchal Dinas de Lidan. Mais plus tendrement que les barons et que Dinas de Lidan, le roi l'aimait. Malgré leur tendresse, Tristan ne se consolait pas d'avoir perdu Rohalt son père, et son maître Gorvenal, et la terre de Loonnois.

      Seigneurs, il sied au conteur qui veut plaire d'éviter les trop longs récits. La matière de ce conte est si belle et si diverse: que servirait de l'allonger? Je dirai donc brièvement comment, après avoir longtemps erré par les mers et les pays, Rohalt le Foi-Tenant aborda en Cornouailles, retrouva Tristan, et, montrant au roi l'escarboucle jadis donnée par lui à Blanchefleur comme un cher présent nuptial, lui dit:

      «Roi Marc, celui-ci est Tristan de Loonnois, votre neveu, fils de votre sœur Blanchefleur et du roi Rivalen. Le duc Morgan tient sa terre à grand tort; il est temps qu'elle fasse retour au droit héritier.»

      Et je dirai brièvement comment Tristan, ayant reçu de son oncle les armes de chevalier, franchit la mer sur les nefs de Cornouailles, se fit reconnaître des anciens vassaux de son père, défia le meurtrier de Rivalen, l'occit et recouvra sa terre.

      Puis il songea que le roi Marc ne pouvait plus vivre heureusement sans lui, et comme la noblesse de son cœur lui révélait toujours le parti le plus sage, il manda ses comtes et ses barons, et leur parla ainsi:

      «Seigneurs de Loonnois, j'ai reconquis ce pays et j'ai vengé le roi Rivalen par l'aide de Dieu et par votre aide. Ainsi j'ai rendu à mon père son droit. Mais deux hommes, Rohalt et le roi Marc de Cornouailles, ont soutenu l'orphelin et l'enfant errant, et je dois aussi les appeler pères; à ceux-là, pareillement, ne dois-je pas rendre leur droit? Or, un haut homme a deux choses à lui: sa terre et son corps. Donc, à Rohalt que voici, j'abandonnerai ma terre: père, vous la tiendrez, et votre fils la tiendra après vous. Au roi Marc, j'abandonnerai mon corps; je quitterai ce pays, bien qu'il me soit cher, et j'irai servir mon seigneur Marc en Cornouailles. Telle est ma pensée; mais vous êtes mes féaux, seigneurs de Loonnois, et me devez le conseil: si donc l'un de vous veut m'enseigner une autre résolution, qu'il se lève, et qu'il parle!»

      Mais tous les barons le louèrent avec des larmes, et Tristan, emmenant avec lui le seul Gorvenal, appareilla pour la terre du roi Marc.

      II

      LE MORHOLT D'IRLANDE

      Tristrem seyd: «Ywis,

      Y wil defende it as knizt.»

(Sir Tristrem.)

      Quand Tristan y rentra, Marc et toute sa baronnie menaient grand deuil. Car le roi d'Irlande avait équipé une flotte pour ravager la Cornouailles, si Marc refusait encore, ainsi qu'il faisait depuis quinze années, d'acquitter un tribut jadis payé par ses ancêtres. Or, sachez que, selon d'anciens traités d'accord, les Irlandais pouvaient lever sur la Cornouailles, la première année trois cents livres de cuivre, la deuxième année trois cents livres d'argent fin, et la troisième trois cents livres d'or. Mais, quand revenait la quatrième année, ils emportaient trois cents jeunes garçons et trois cents jeunes filles, de l'âge de quinze ans, tirés au sort entre les familles de Cornouailles. Or, cette année, le roi avait envoyé vers Tintagel, pour porter son message, un chevalier géant, le Morholt, dont il avait épousé la sœur, et que nul n'avait jamais pu vaincre en bataille. Mais le roi Marc, par lettres scellées, avait convoqué à sa cour tous les barons de sa terre, pour prendre leur conseil.

      Au terme marqué, quand les barons furent assemblés dans la salle voûtée du palais et que Marc se fut assis sous le dais, le Morholt parla ainsi:

      «Roi Marc, entends pour la dernière fois le mandement du roi d'Irlande, mon seigneur. Il te semont de payer enfin le tribut que tu lui dois. Pour ce que tu l'as trop longtemps refusé, il te requiert de me livrer en ce jour trois cents jeunes garçons et trois cents jeunes filles, de l'âge de quinze ans, tirés au sort entre les familles de Cornouailles. Ma nef, ancrée au port de Tintagel, les emportera pour qu'ils deviennent nos serfs. Pourtant, – et je n'excepte que toi seul, roi Marc, ainsi qu'il convient, – si quelqu'un de tes barons veut prouver par bataille que le roi d'Irlande lève ce tribut contre le droit, j'accepterai son gage. Lequel d'entre vous, seigneurs cornouaillais, veut combattre pour la franchise de ce pays?»

      Les barons se regardaient entre eux à la dérobée, puis baissaient la tête. Celui-ci se disait: «Vois, malheureux, la stature du Morholt d'Irlande: il est plus fort que quatre hommes robustes. Regarde son épée: ne sais-tu point que par sortilège elle a fait voler la tête des plus hardis champions, depuis tant d'années que le roi d'Irlande envoie ce géant porter ses défis par les terres vassales? Chétif, veux-tu chercher la mort? A quoi bon tenter Dieu?» Cet autre songeait: «Vous ai-je élevés, chers fils, pour les besognes des serfs, et vous, chères filles, pour celles des filles de joie? Mais ma mort ne vous sauverait pas.» Et tous se taisaient.

      Le Morholt dit encore:

      «Lequel d'entre vous, seigneurs cornouaillais, veut prendre mon gage? Je lui offre une belle bataille: car, à trois jours d'ici, nous gagnerons sur des barques l'île Saint-Samson, au large de Tintagel. Là, votre chevalier et moi, nous combattrons seul à seul, et la louange d'avoir tenté la bataille rejaillira sur toute sa parenté.»

      Ils se taisaient toujours, et le Morholt ressemblait au gerfaut que l'on enferme dans une cage avec de petits oiseaux: quand il y entre, tous deviennent muets.

      Le Morholt parla pour la troisième fois:

      «Eh bien, beaux seigneurs cornouaillais, puisque ce parti vous semble le plus noble, tirez vos enfants au sort et je les emporterai! Mais je ne croyais pas que ce pays ne fût habité que par des serfs.»

      Alors Tristan s'agenouilla aux pieds du roi Marc, et dit:

      «Seigneur roi, s'il vous plaît de m'accorder ce don, je ferai la bataille.»

      En vain le roi Marc voulut l'en détourner. Il était si jeune chevalier: de quoi lui servirait sa hardiesse? Mais Tristan donna son gage au Morholt, et le Morholt le reçut.

      Au jour dit, Tristan se plaça sur une courte-pointe de cendal vermeil, et se fit armer pour la haute aventure. Il revêtit le haubert et le heaume d'acier bruni. Les barons pleuraient de pitié sur le preux et de honte sur eux-mêmes. «Ah! Tristan, se disaient-ils, hardi baron, belle jeunesse, que n'ai-je, plutôt que toi, entrepris cette bataille? Ma mort jetterait un moindre deuil sur cette terre!..» Les cloches sonnent, et tous, ceux de la baronnie et ceux de la gent menue, vieillards, enfants et femmes, pleurant et priant, escortent Tristan jusqu'au rivage. Ils espéraient encore, car l'espérance au cœur des hommes vit de chétive pâture.

      Tristan monta seul dans une barque et cingla vers l'île Saint-Samson. Mais le Morholt avait tendu à son mât une voile de riche pourpre, et le premier il aborda dans l'île. Il attachait sa barque au rivage, quand Tristan, touchant terre à son tour, repoussa du pied la sienne vers la mer.

      «Vassal, que fais-tu? dit le Morholt, et pourquoi n'as-tu pas retenu comme moi ta barque par une amarre?

      – Vassal, à quoi bon? répondit Tristan. L'un de nous deux reviendra seul vivant d'ici: une seule barque ne lui suffit-elle pas?»

      Et tous deux, s'excitant au combat par des paroles outrageuses, s'enfoncèrent dans l'île.

      Nul ne vit l'âpre bataille, mais par trois fois, il sembla que la brise de mer portait au rivage un cri furieux. Alors, en signe de deuil, les femmes battaient leurs paumes en chœur, et les compagnons du Morholt, massés à l'écart devant leurs tentes, riaient. Enfin vers l'heure de none, on vit au loin se tendre la voile de pourpre; la barque de l'Irlandais se détacha de l'île, et une clameur de détresse retentit: «Le Morholt! le Morholt!» Mais, comme la barque grandissait, soudain, au sommet d'une vague, elle montra un chevalier qui se dressait à la proue; chacun de ses poings tendait une épée brandie: c'était Tristan. Aussitôt vingt barques volèrent à sa rencontre, et les jeunes hommes se jetaient à la nage. Le preux s'élança sur la grève, et, tandis que les mères à genoux baisaient ses chausses de fer, il cria aux compagnons du Morholt:

      «Seigneurs


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