Récits d'une tante (Vol. 1 de 4). Boigne Louise-Eléonore-Charlotte-Adélaide d'Osmond
en plaisantant le mari de ma femme. Il est mort au commencement de la Révolution, malheureusement pour cette princesse à laquelle il aurait probablement épargné bien des malheurs et des fautes. Je me le rappelle comme un grand homme maigre, l'air fort noble, et portant des vestes très riches couvertes de tabac. Je l'aimais beaucoup, quoiqu'il me préférât mon frère et qu'il me remplît toujours les yeux de tabac quand il se baissait pour m'embrasser; aussi j'avais soin de les fermer tout en accourant à lui, ce qui l'amusait beaucoup.
Mon père avait une très grande répugnance au séjour de la Cour; ainsi que tous les gens qui n'en ont pas l'habitude, il s'y trouvait dépaysé et tout à fait à son désavantage. Il était alors un homme extrêmement agréable de formes; remarquablement aimable, fort bon militaire, aimant beaucoup son métier et adoré dans son régiment. Ma mère avait le goût des princes et l'instinct de la Cour; sa place la forçait à aller passer une semaine sur trois à Versailles. Cette séparation de mon père leur était fort pénible à tous deux, et la modicité de leur fortune rendait ce double ménage onéreux.
Ma mère décida mon père à s'établir tout à fait à Versailles; cela était raisonnable dans leur position, mais peu usuel lorsqu'on n'avait pas de grandes charges. Mon père m'a souvent dit que rien ne lui avait plus coûté dans sa vie, et que c'était le plus grand sacrifice qu'il eût fait à ma mère. Il est certain que ses goûts, ses habitudes, sa haute raison, son indépendance de caractère s'accommodaient peu du métier de courtisan. Mais, sous Louis XVI, il était, sauf quelques formes d'étiquette, très facile à faire, et l'honnête homme en lui dominait tellement le Roi qu'il appréciait bien vite les qualités semblables aux siennes.
C'est bientôt après l'installation de mes parents à Versailles que je vins au monde. Ma mère était déjà accouchée d'un enfant mort, de sorte que je fus accueillie avec des transports de joie et qu'on me pardonna d'être fille. Je ne fus pas emmaillotée, comme c'était encore l'usage, mais vêtue à l'anglaise et nourrie par ma mère au milieu de Versailles. J'y devins bien promptement la poupée des princes et de la Cour, d'autant plus que j'étais fort gentille et qu'un enfant, dans ce temps-là, était un animal aussi rare dans un salon qu'ils y sont communs et despotes aujourd'hui.
Mon père se fit des habitudes à Versailles et finit par se réconcilier à la vie qu'on y menait.
Le samedi soir et le dimanche c'était tout à fait la Cour, avec toute sa représentation. La foule y abondait. Tous les ministres, tout ce qu'on appelait les charges, c'est-à-dire le premier capitaine des gardes de service, le premier gentilhomme de la chambre de service, le grand écuyer, la gouvernante des Enfants de France et la surintendante de la Maison de la Reine, donnaient à souper le samedi et à dîner le dimanche. Les arrivants de Paris y étaient priés. Les personnes qui avaient des maisons se les enlevaient presque.
Il y avait aussi une table d'honneur servie aux frais du Roi au grand commun, mais aucun homme de la Cour n'aurait voulu y paraître; et si, par un grand hasard, on n'avait été prié dans aucune des maisons que j'ai citées, on aurait plutôt mangé un poulet de chez le rôtisseur que d'aller s'asseoir à cette table regardée comme secondaire, quoique originairement elle eût été instituée pour les seigneurs de la Cour et que, jusque vers le milieu du règne de Louis XV, on y allât sans difficulté. Mais alors les charges ne tenaient pas maison et dînaient à la table du grand commun. Maintenant, elle était occupée par les titulaires de places qui constituaient une sorte de subalternité et qui classaient dans une position d'où il était impossible de sortir tant qu'on était à la Cour: c'étaient ceux qui recevaient des ordres de personnes n'ayant pas le titre de Grand. Ainsi, le gentilhomme ordinaire de la chambre, prenant les ordres du premier gentilhomme, était très subalterne, tandis que le premier écuyer, prenant les ordres du grand écuyer, était un homme de la Cour; mais les écuyers, qui recevaient l'ordre de lui, rentraient dans la classe subalterne qui formait une ligne de démarcation impossible à franchir. Rien n'en donnait la facilité, à ce point, par exemple, que monsieur de Grailly, étant écuyer, trouvait toutes les portes des gens de la Cour fermées.
Ces habitants secondaires du château de Versailles y avaient une coterie à part dont madame d'Angivillers, la femme de l'intendant des bâtiments, était l'impératrice. Leur société était fort agréable, fort éclairée; on s'y amusait extrêmement, mais un homme de la Cour n'aurait pas pu y aller habituellement. Mon père l'avait souvent regretté. On y rencontrait les artistes, les savants, les hommes de lettres, enfin toutes les personnes, non courtisans, que leurs affaires ou leurs plaisirs attiraient à Versailles.
Monsieur le prince de Poix, amoureux d'une femme de chambre de la Reine (c'étaient de très belles dames de la plus haute bourgeoisie), se mit à aller souvent dans cette société, sous prétexte que sa place de gouverneur de Versailles le forçait à des rapports fréquents avec l'intendant d'Angivillers. Cela fut trouvé fort mauvais, mais cependant quelques jeunes gens s'y glissèrent avec lui; ils en rapportèrent des notions très satisfaisantes sur les grâces des femmes et l'amabilité des hommes. Cela aurait probablement fait planche. Les femmes de la Cour y apportaient une vive et colère opposition.
Lorsque mes parents s'établirent à Versailles, les officiers des gardes du corps y étaient en seconde ligne. On les appelait les messieurs bleus. Depuis fort peu de temps, ils portaient l'uniforme, et je crois même que les capitaines des gardes n'en avaient pas encore avant la Révolution. Ils étaient en habit habillé, et ne se distinguaient que par une grande canne noire à pomme d'ivoire. La reine Marie-Antoinette fit venir les officiers des gardes du corps à ses bals, et, par là, changea leur situation; cependant ils ne dînaient jamais avec la famille royale. Ainsi, je me rappelle très bien qu'à Bellevue, chez Mesdames, l'officier des gardes du corps de service ne dînait pas à la table des princesses. Cela était tellement de rigueur que monsieur de Béon, mari d'une des dames de madame Adélaïde, dînait à la deuxième table lorsqu'il était de service, et, le lendemain, venait s'asseoir à côté de sa femme, à la table des princesses. Mais c'était une innovation, et ce manque à l'étiquette avait été une grande concession des bonnes princesses. Ce qui est encore plus extraordinaire, c'est que les évêques se trouvaient dans le même prédicament, et ne mangeaient ni avec le Roi, ni avec les princes de la famille royale. On ne m'a jamais expliqué les motifs de cette exclusion.
Parmi les étiquettes, il y en avait une avec laquelle mon père n'a jamais pu se réconcilier et que je lui ai entendu souvent raconter, c'était la manière dont on était invité à ce qu'on appelait le souper dans les cabinets. Ces soupers se composaient de la famille royale et d'une trentaine de personnes priées. Ils se donnaient dans l'intérieur du Roi, dans des appartements si peu vastes qu'on couvrait le billard de planches pour y poser le buffet, et que le Roi était forcé de hâter sa partie pour faire place au service.
Les femmes étaient averties le matin ou la veille; elles portaient un costume antique, tombé en désuétude pour toute autre circonstance, la robe à plis et les barbes tombantes. Elles se rendaient à la petite salle de comédie où une banquette leur était réservée. Après le spectacle, elles suivaient le Roi et la famille royale dans les cabinets.
Pour les hommes, leur sort était moins doux. Il y avait deux banquettes vis-à-vis celle des femmes invitées. Les courtisans qui aspiraient à être priés s'y plaçaient. Pendant le spectacle, le Roi, qui était seul dans sa loge, dirigeait une grosse lorgnette d'opéra sur ces bancs, et on le voyait écrire au crayon un certain nombre de noms. Les seigneurs qui avaient occupé ces banquettes (cela s'appelait se présenter pour les cabinets) se réunissaient dans une salle qui précédait les cabinets. Bientôt après, un huissier, un bougeoir à la main et tenant le petit papier écrit par le Roi, entr'ouvrait la porte et proclamait un nom; l'heureux élu faisait la révérence aux autres et entrait dans le saint des saints. La porte se rouvrait, on en appelait un autre et ainsi de suite jusqu'à ce que la liste fût épuisée. Cette fois, l'huissier repoussait la porte avec une violence d'étiquette. À ce bruit, chacun savait que ses espérances étaient trompées et s'en allait toujours un peu honteux, quoiqu'on sût bien d'avance qu'il y aurait bien plus de candidats que d'appelés. Ma mère m'a dit qu'elle avait été des années à déterminer mon père à aller s'asseoir sur ces banquettes et, quoique à la fin il y allât de temps en temps et qu'il fût assez souvent