Le tour de la France par deux enfants. Bruno G.
de son côté, suivait l'école bien régulièrement. Entre les heures de classe, quand son devoir était fait, au lieu d'aller vagabonder dans la rue, il rendait à la mère Gertrude tous les services qu'il pouvait. Il partait à la fontaine, il faisait les commissions, il descendait le bois du grenier, il sarclait les herbes folles du jardin.
– Cet enfant, c'est mon bras droit! disait la bonne femme avec admiration.
Le fait est que Julien l'aimait de tout son cœur, et le soir, à la veillée, quand elle lui racontait quelque histoire en écossant les haricots, il ne perdait pas une de ses paroles.
– Eh mais, Julien, lui dit-elle un jour, vous aimez les histoires, et je vous ai dit toutes celles qui me sont restées dans la mémoire; si vous m'en lisiez quelques-unes à présent, quelles bonnes soirées nous passerions!
– Oui, dit Julien, mais les livres coûtent cher et nous n'en avons point.
– Et la bibliothèque de l'école, petit Julien, vous l'oubliez. A l'école, il y a des livres que M. l'instituteur prête aux écoliers laborieux. Voyons, dès demain, nous irons le prier de vous prêter quelques livres à votre portée.
Le lendemain soir ce fut une vraie fête pour l'enfant. Il arriva tenant à la main un livre plein d'histoires, dans lequel il fit ce jour-là et les jours suivants la lecture à haute voix.
Julien lisait très joliment: il s'arrêtait aux points et aux virgules, il faisait sentir les s et les t devant les voyelles, et au lieu de nasiller comme font les petits garçons qui ne savent pas lire, il prononçait distinctement les mots d'une voix toujours claire. Quand il trouvait un mot difficile à comprendre, la bonne vieille institutrice, qui n'avait point oublié la profession de ses jeunes années, le lui expliquait rapidement.
Après la lecture elle l'interrogeait sur tout ce qu'il venait de lire, et Julien répondait de son mieux. Le temps passait donc plus vite encore que de coutume. Julien était tout heureux d'employer lui aussi ses soirées à s'instruire et de suivre l'exemple que lui donnait son frère aîné.
– Oh! dit un jour Julien quand l'heure fut venue de se coucher, c'est une bien belle chose d'avoir toute une bibliothèque où l'on peut emprunter des livres! Madame Gertrude, nous les lirons tous, n'est-ce pas?
– Je ne demande pas mieux, répondit en souriant la mère Gertrude. Mais dites-moi, Julien, qui a fait les frais de tous ces livres dont la bibliothèque de l'école est remplie, et à qui devez-vous, en définitive, ce plaisir de la lecture? Y avez-vous réfléchi?
– Non, dit l'enfant, je n'y songeais pas.
– Julien, les écoles, les cours d'adultes, les bibliothèques scolaires sont des bienfaits de votre patrie. La France veut que tous ses enfants soient dignes d'elle, et chaque jour elle augmente le nombre de ses écoles et de ses cours, elle fonde de nouvelles bibliothèques, et elle prépare des maîtres savants pour diriger la jeunesse.
– Oh! dit Julien, j'aime la France de tout mon cœur! Je voudrais qu'elle fût la première nation du monde.
– Alors, Julien, songez à une chose: c'est que l'honneur de la patrie dépend de ce que valent ses enfants. Appliquez-vous au travail, instruisez-vous, soyez bon et généreux; que tous les enfants de la France en fassent autant, et notre patrie sera la première de toutes les nations.
XXII. – Le récit d'André. – Les chiffons changés en papier. – Les papeteries des Vosges
Les jours où il n'y avait pas de classe d'adultes, André passait la soirée avec son frère et la mère Gertrude. Le temps alors s'écoulait encore plus gaîment que de coutume, car André avait toujours quelque chose à raconter.
Un soir, il arriva tout joyeux de l'atelier.
– Julien, dit-il, à son frère, si tu avais pu voir ce que j'ai vu aujourd'hui, cela t'aurait bien intéressé.
– Qu'as-tu donc vu? fit l'enfant en s'approchant pour mieux écouter.
La mère Gertrude elle-même, qui était en train de tailler le pain pour la soupe, s'interrompit et releva ses lunettes en signe d'attention.
– Imaginez-vous, dit André, que j'ai accompagné le premier ouvrier du patron qui allait faire une réparation dans une usine. Cet ouvrier, qui est savant, connaît les machines et ne s'en étonnait guère; mais moi, c'est la première fois que j'en voyais marcher; aussi cela me faisait l'effet d'un rêve.
– Pourquoi donc, André? s'écria Julien.
– Racontez-nous ce que vous avez vu, reprit la mère Gertrude, ce sera comme si nous étions allés avec vous; pendant ce temps je tremperai la soupe.
– Eh bien, reprit André, nous sommes allés à une grande papeterie; il paraît qu'il y en a plusieurs aux environs d'Épinal. Tu sais, Julien, que le papier est fait avec des chiffons réduits en pâte.
– Oui, dit Julien, avec de vieux chiffons, de la paille et d'autres choses.
– Eh bien, reprit André, j'ai vu aujourd'hui des chiffons devenir du papier, et cela se faisait tout seul: les ouvriers n'avaient qu'à regarder et à surveiller la machine. Au fond de la salle, les chiffons étaient dans de grandes cuves, où j'entendais remuer une sorte de maillet qui les broyait pour en faire de la bouillie.
– C'était donc comme dans la baratte de la fermière?
– Justement; mais le marteau remuait tout seul. Je voyais ensuite la bouillie jaillir de la cuve et tomber sur des tamis percés de mille petits trous: ces tamis s'agitaient comme si une main invisible les eût secoués. Alors, peu à peu, la bouillie s'égouttait. Ensuite elle s'engageait entre des rouleaux, qui sont chauffés à l'intérieur tout exprès pour la dessécher, et elle passait de rouleau en rouleau. M'écoutes-tu, Julien?
– Oui, André, et je crois voir tout ce que tu me dis. Cela faisait comme lorsque Mme Gertrude prépare un gâteau avec de la pâte: elle se sert d'un rouleau pour étendre la pâte et l'amincir.
– C'est cela même; seulement les rouleaux de la papeterie tournaient tout seuls sans qu'on pût deviner qui les mettait en mouvement. Puis, sais-tu ce qui sortait à la fin de toute cette rangée de rouleaux? C'était une interminable bande de papier blanc, qui se déroulait sans cesse comme un large ruban. La machine elle-même coupait cette bande comme avec des ciseaux, et les feuilles de papier tombaient alors toutes faites: les ouvriers n'avaient qu'à les ramasser. N'est-ce pas merveilleux, Julien? à un bout de la grande salle, on voit des chiffons et une bouillie blanche; à l'autre bout, des feuilles de papier sur lesquelles on pourrait tout de suite écrire; et il ne faut pas plus de deux minutes pour que la bouillie se change ainsi en papier.
– Oh! j'aimerais bien voir cela, moi aussi, dit Julien.
– On m'a dit, reprit André, que tout le long de la France nous rencontrerions bien d'autres machines aussi belles et aussi commodes, qui font toutes seules la besogne des ouvriers et travaillent à leur place, et je m'en suis revenu émerveillé de l'industrie des hommes.
XXIII. – Les moyens que l'homme emploie pour mettre en mouvement ses machines. – Un ouvrier inventeur
Julien avait écouté de toutes ses oreilles le récit d'André.
– Mais pourtant, dit-il, ces machines ne peuvent pas aller toutes seules. Bien sûr, il y avait quelque part des ouvriers que tu n'as pas vus, et qui les mettaient en mouvement, comme le rémouleur quand il fait tourner sa roue de toutes ses forces.
– Je t'assure, Julien, qu'il n'y avait pas d'ouvriers à remuer les machines, et cependant elles ne s'arrêtaient pas une minute.
– Alors, dit la mère Gertrude gaîment, cela ressemblait à un conte de fées.
– Justement, dit André; en voyant cela je songeais à un conte où l'on parlait d'un vieux château