La Sarcelle Bleue. Rene Bazin

La Sarcelle Bleue - Rene  Bazin


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      La Sarcelle Bleue

      I

      – Comment s'appelle-t-elle, votre histoire?

      – L'histoire de la marquise Gisèle.

      – Un joli nom, observa Thérèse. Savez-vous, mon parrain, que vous ne m'avez pas encore fait compliment de mon dessus de clavier? Regardez: tout au passé, vieux rose et vieil or sur fond blanc. Est-ce joli?

      – Ce sera surtout inutile.

      – Oh! inutile! dit Thérèse, en penchant sa tête blonde sous le rayon de la lampe, pour nouer un brin de soie derrière la bande de drap. Et quand ce serait? Je fais assez de choses utiles, ici, monsieur mon oncle et parrain, pour avoir le droit de broder le soir un tapis de piano.

      – On dirait une robe de cour!

      – Eh bien?

      – Pour un logis comme les Pépinières, Thérèse!

      – Justement, c'est ce qui me plaît, à moi: des dessins qui courent bien, des couleurs, de la soie, de la laine fine. Riez, si vous voulez: cela repose les doigts, les yeux, le cœur. N'est-ce pas, mère?

      En face, de l'autre côté du guéridon, une femme encore jeune, vêtue d'une robe foncée à gilet mauve, leva la tête, en laissant retomber posément ses deux mains qui tenaient une dentelle au crochet. Ses yeux bruns très calmes, l'ovale plein de ses joues, la bouche mince et un peu longue, la ligne noble des épaules, attestaient en elle une race affinée. A droite, un petit homme tout blanc et tout nerveux, ridé, l'œil gris, les cheveux foisonnants autour d'une calotte de velours, la barbe divisée en deux pointes, comme une queue d'hirondelle, se redressa à demi dans le fauteuil où il sommeillait.

      Elle et lui sourirent du même air de ravissement, en regardant Thérèse, et la mère dit:

      – Oui, ma mignonne.

      – Ce sera charmant, ajouta le père; surtout l'oiseau de paradis. Mais il faudra un peu arrondir les ailes.

      – Comme ceci, n'est-ce pas? demanda Thérèse, en dessinant, du bout de son petit doigt, une ligne idéale sur la bande brodée.

      M. Maldonne ferma les paupières, en signe d'assentiment, et se renversa doucement en arrière, sans cesser de sourire.

      – Alors, Thérèse, vous ne m'écoutez pas? dit Robert. Vous ne voulez pas que je raconte…

      – Mais si! mais si! répondit la jeune fille, en se posant bien droite sur sa chaise et saisissant son aiguille. Je vous écoute avec recueillement. Mais dites-moi d'abord quel âge elle avait, votre marquise Gisèle? Seize ans? Dix-sept ans comme moi?

      – Elle était mariée.

      Thérèse eut une petite moue qui seyait bien à son visage très jeune.

      – C'est moins intéressant, fit-elle.

      – Vous trouvez? reprit Robert. Il y avait si peu de temps qu'elle était mariée, deux ans à peine, et elle aimait son mari. C'était autrefois, Thérèse, quand il existait beaucoup de grandes forêts avec peu de routes au travers. Le marquis fut obligé de partir pour la guerre, et, en partant, il dit à sa femme: «Vous aurez sans doute à repousser les attaques de nos ennemis. Je sais qu'ils ont juré de vous enlever par la force. Mais les murailles sont solides. Je vous laisse de bons hommes d'armes, et j'ai confiance en vous. Au revoir, ma petite Gisèle!» «Au revoir!» répondit la dame, et le seigneur s'éloigna.

      – Les seigneurs de ce temps-là, interrompit Thérèse, c'était comme les officiers de marine, toujours en route. Mon amie Henriette, qui a épousé un lieutenant de vaisseau…

      Elle s'arrêta devant le mouvement d'impatience de Robert.

      – Je vous fâche, murmura-t-elle. Tenez, je ne dirai plus rien, absolument rien. Je vous le promets!

      – Vous saurez donc, Thérèse, que le marquis ne s'était pas trompé. Le château fut assiégé. Tout le monde fit son devoir. Mais, avec le temps, la famine arriva. Bientôt, il n'y eut plus qu'un peu de farine de seigle pour la garnison et un peu de froment, dont on faisait chaque jour un pain pour la châtelaine. Les bœufs, les moutons, les chevaux même avaient été mangés. Un seul vivait encore, la jument de la marquise Gisèle, une haquenée grise, rapide et pommelée comme un nuage. Pour la nourrir, l'écuyer, qui savait combien sa maîtresse la chérissait, trompait la surveillance de l'ennemi, et descendait la nuit dans les fossés, cueillant lui-même des herbes, des roseaux, des feuilles d'arbres qu'il rapportait sur ses bras couverts de peau de daim, ou bien il faisait couper les plantes parasites qui poussent aux fentes des pierres, les mousses, les pariétaires, le fumeterre à fleur rose, dont le donjon avait une couronne, en temps de paix. Malgré tant de prévenances, la pauvre bête maigrissait à vue d'œil. «Sire écuyer, disait la marquise, mieux vaudrait la tuer comme les autres et la partager entre mes hommes d'armes? Car je sens bien que je n'irai plus avec elle, mon oiseau sur le poing, chasser les hérons et les perdrix de mon seigneur. Lui et moi, plus jamais nous ne sortirons ensemble par la porte qui ouvre sur la forêt.» Mais l'écuyer la rassurait, et refusait de tuer la haquenée..

      Robert, qui levait volontiers les yeux au plafond, lorsqu'il racontait, les abaissa en ce moment vers Thérèse. L'immobilité et le silence de sa filleule l'étonnaient. Il remarqua que la bande de drap était à moitié échappée aux mains de la jeune fille. Une des extrémités avait roulé à terre. L'autre n'était maintenue sur les genoux de Thérèse que par trois doigts roses qui n'avaient plus guère conscience de leur rôle. La jolie tête blonde commençait à fléchir vers l'épaule, et rencontrait déjà le rayon d'or de la lampe.

      Robert était susceptible. Mais il y avait une créature au monde qu'il aimait mieux que lui-même. C'était l'enfant qui ne l'écoutait plus. Après une pause, si légère, que ni le père ni la mère, dont la pelote de fil en se déroulant faisait un bruit de souris, ne s'en aperçurent, il reprit, d'une voix plus basse, un peu chantante et berceuse à dessein:

      – Un jour enfin, triste, l'écuyer se présenta devant la châtelaine, et lui annonça qu'il n'y avait plus de vivres, que les plus vaillants de la garnison étaient morts ou blessés, et qu'il fallait se rendre. Alors…

      Un petit soupir, le soulèvement léger d'un cœur que le songe habite, avertit Robert du succès de son histoire. La tête de la jeune fille, tout inclinée à gauche, était à moitié dans la lumière et à moitié dans l'ombre.

      – Alors, dit Robert en haussant la voix, il arriva que Thérèse Maldonne s'endormit, en écoutant l'histoire de son parrain!

      Elle se redressa vivement, et, souriante, avant même de pouvoir ouvrir les yeux:

      – Oh! pardon, fit-elle. Je crois que je dormais! C'était pourtant bien joli, les pariétaires, les mousses, le fumeterre du donjon!

      – Il y a longtemps que nous n'en étions plus là, ma pauvre Thérèse!

      – Tu meurs de sommeil, dit madame Maldonne, sur le visage de laquelle, à la moindre alerte, une ombre d'inquiétude maternelle passait. – J'ai peur que tu ne te sois fatiguée, tantôt, avec cette treille…

      Thérèse fixa les yeux sur ceux de Robert pour y lire son pardon, qui s'y trouvait, d'ailleurs.

      – C'est fini, dit-elle en passant la main sur ses paupières.

      – Non, répondit Robert. Allez recommencer là-haut. Les enfants doivent se coucher de bonne heure.

      – Et l'histoire de Gisèle, nous la finirons demain, alors?

      – Ou jamais, murmura-t-il avec un peu d'amertume.

      – A propos, reprit Thérèse, sans l'avoir entendu, que faisons-nous demain?

      – Comme tous les jours: ce que vous voudrez.

      – Non, dit-elle gentiment, ce que vous désirez, vous.

      – Eh bien, une promenade au bois de Laurette? Il y a si longtemps que nous n'y sommes allés!

      – Je veux bien. Tenez, je mettrai le chapeau à coquelicots que vous aimez.

      – C'est cela.

      – Pour vous, parrain, rien que pour vous! Car il n'y a que des loriots, là-bas.

      Robert sourit un peu tristement. Elle s'était baissée


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