Persuasion. Austen Jane
monde devait penser comme elle. Sa jeune amie pourrait passer les mois les plus chauds avec elle à Kellynch-Lodge. Ce changement serait bon pour sa santé et pour son esprit. Anna avait trop peu vu le monde; elle n'était pas gaie: plus de société lui ferait du bien.
Puis, Sir Walter, habitant dans le voisinage de Kellynch, aurait souffert de voir sa maison aux mains d'un autre; c'eût été une trop rude épreuve. Il fallait louer Kellynch-Hall. Mais ce fut un profond secret, renfermé dans leur petit cercle.
Sir Walter eût été trop humilié qu'on l'apprît. M. Shepherd avait prononcé une fois le mot «avertissement», mais n'avait pas osé le redire.
Sir Walter en méprisait la seule idée et défendait qu'on y fît la moindre allusion. Il ne consentirait à louer que comme sollicité à l'imprévu, par un locataire exceptionnel, acceptant toutes ses conditions comme une grande faveur.
Nous approuvons bien vite ce que nous aimons. Lady Russel avait encore une autre raison d'être contente du départ projeté de Sir Walter. Élisabeth avait formé une intimité qu'il était désirable de rompre.
La fille de M. Shepherd, mal mariée, était revenue chez son père, avec deux enfants. C'était une femme habile qui connaissait l'art de plaire, au moins à Kellynch-Hall. Elle avait si bien su se faire accepter de miss Elliot, qu'elle y avait fait plusieurs séjours, malgré les prudentes insinuations de lady Russel, qui trouvait cette amitié déplacée.
Lady Russel avait peu d'influence sur Élisabeth et semblait l'aimer plutôt par devoir que par inclination. Celle-ci n'avait pour elle que des égards et de la politesse, mais jamais lady Russel n'avait réussi à faire prévaloir ses avis; elle était très peinée de voir Anna exclue si injustement des voyages à Londres et avait insisté fortement à plusieurs reprises pour qu'elle en fît partie. Elle s'était efforcée souvent de faire profiter Élisabeth de son jugement et de son expérience, mais toujours en vain. Miss Elliot avait sa volonté, et jamais elle n'avait fait une opposition plus décidée à lady Russel, qu'en choisissant Mme Clay et en délaissant une sœur si distinguée, pour donner son affection et sa confiance là où il ne devait y avoir que de simples relations de politesse.
Lady Russel considérait Mme Clay comme une amie dangereuse, et d'une position inférieure; et son changement de résidence, qui la laisserait de côté et permettrait à miss Elliot de choisir une intimité plus convenable, lui semblait une chose de première importance.
CHAPITRE III
«Permettez-moi de vous faire observer, Sir Walter,» dit M. Shepherd un matin à Kellynch-Hall, en dépliant le journal, «que la situation actuelle nous est très favorable. Cette paix ramènera à terre tous les riches officiers de la marine. Ils auront besoin de maisons. Est-il un meilleur moment pour choisir de bons locataires? Si un riche amiral se présentait, Sir Walter?
– Ce serait un heureux mortel, Shepherd,» répondit Sir Walter. «C'est tout ce que j'ai à remarquer. En vérité, Kellynch-Hall serait pour lui la plus belle de toutes les prises, n'est-ce pas, Shepherd?»
M. Shepherd sourit, comme c'était son devoir, à ce jeu de mots, et ajouta:
«J'ose affirmer, Sir Walter, qu'en fait d'affaires les officiers de marine sont très accommodants. J'en sais quelque chose. Ils ont des idées libérales, et ce sont les meilleurs locataires qu'on puisse voir. Permettez-moi donc de suggérer que si votre intention venait à être connue, ce qui est très possible (car il est très difficile à Sir Walter de celer à la curiosité publique ses actions et ses desseins; tandis que moi, John Shepherd, je puis cacher mes affaires, car personne ne perd son temps à m'observer); je dis donc que je ne serais pas surpris, malgré notre prudence, si quelque rumeur de la vérité transpirait au dehors; dans ce cas, des offres seront faites, et je pense que quelque riche commandant de la marine sera digne de notre attention, et permettez-moi d'ajouter que deux heures me suffisent pour accourir ici, et vous épargner la peine de répondre.»
Sir Walter ne répondit que par un signe de tête; mais bientôt, se levant et arpentant la chambre, il dit ironiquement:
«Il y a peu d'officiers de marine qui ne soient surpris, j'imagine, d'habiter un tel domaine.
– Ils béniront leur bonne fortune,» dit Mme Clay (son père l'avait amenée, rien n'étant si bon pour sa santé qu'une promenade à Kellynch). «Mais je pense, comme mon père, qu'un marin serait un très désirable locataire. J'en ai connu beaucoup. Ils sont si scrupuleux, et si larges en affaires! Si vous leur laissez vos beaux tableaux, Sir Walter, ils seront en sûreté: tout sera parfaitement soigné. Les jardins et les massifs seront presque aussi bien entretenus qu'actuellement. Ne craignez pas, miss Elliot, que vos jolies fleurs soient négligées.
– Quant à cela, répondit froidement Sir Walter, si je me décidais à louer, j'hésiterais à accorder certains privilèges; je ne suis pas disposé à faire des faveurs à un locataire. Sans doute le parc lui sera ouvert, et il n'en trouverait pas beaucoup d'aussi vastes.
»Quant aux restrictions que je puis imposer sur la jouissance des réserves de chasse, c'est autre chose. L'idée d'en donner l'entrée ne me sourit guère, et je recommanderais volontiers à miss Elliot de se tenir en garde pour ses parterres.»
Après un court silence, M. Shepherd hasarda: «Dans ce cas, il y a des usages établis, qui rendent chaque chose simple et facile entre propriétaire et locataire. Vos intérêts, Sir Walter, sont en mains sûres: comptez sur moi pour qu'on n'empiète pas sur vos droits. Qu'on me permette de le dire: je suis plus jaloux des droits de Sir Walter, qu'il ne l'est lui-même.»
Ici, Anna prit la parole.
«Il me semble que l'armée navale, qui a tant fait pour nous, a autant de droits que toute autre classe à une maison confortable. La vie des marins est assez rude pour cela, il faut le reconnaître.
– Ce que dit miss Anna est très vrai, répondit M. Shepherd.
– Certainement,» ajouta sa fille.
Mais bientôt après, Sir Walter fit cette remarque: «La profession a son utilité, mais je serais très fâché qu'un de mes amis lui appartînt.
– Vraiment? répondit-on avec un regard de surprise.
– Oui; sous deux rapports elle me déplaît. D'abord c'est un moyen pour un homme de naissance obscure d'obtenir une distinction qui ne lui est pas due, d'arriver à des honneurs que ses ancêtres n'ont jamais rêvés; puis elle détruit totalement la beauté et la jeunesse. Un marin vieillit plus vite qu'un autre. J'ai toujours remarqué cela. Il risque par sa laideur de devenir un objet d'horreur pour lui-même, et il court la chance de voir le fils d'un domestique de son père arriver à un grade au-dessus du sien.
»Voici un exemple à l'appui de ce que je dis. Au printemps dernier, j'étais en compagnie de deux hommes:
»Lord Saint-Yves, dont le père a été ministre de campagne, presque sans pain. Je dus céder le pas à Lord Saint-Yves, et à un certain amiral Baldwin, le plus laid personnage qu'on puisse imaginer. Une figure martelée couleur d'acajou; tout était lignes et rides: trois cheveux gris d'un côté, et rien qu'un soupçon de poudre. «Au nom du ciel! quel est ce vieux garçon? dis-je à un ami qui se trouvait là. – Mon cher, c'est l'amiral Baldwin. Quel âge lui donnez-vous? – Soixante ans, dis-je. – Quarante, répondit-il. Pas davantage.»
»Figurez-vous mon étonnement. Je n'oublierai pas facilement l'amiral Baldwin. Je n'ai jamais vu un exemple si déplorable de la vie de mer; et c'est la même chose pour tous, à quelque différence près. Ballottés par tous les temps, dans tous les climats, ils arrivent à n'avoir plus figure humaine. C'est fâcheux qu'ils ne meurent pas subitement avant d'arriver à l'âge de l'amiral Baldwin.
– Ah! vraiment, Sir Walter, vous êtes trop sévère, dit Mme Clay. Ayez un peu de pitié des pauvres gens. Nous ne sommes pas tous nés beaux, et la mer n'embellit pas certainement. J'ai souvent remarqué que les marins vivent longtemps. Ils perdent de bonne heure l'air jeune. Mais n'en est-il pas ainsi dans beaucoup d'autres professions? Les soldats ne sont pas mieux traités, et même dans les professions plus tranquilles, il y a une fatigue d'esprit, sinon de corps, qui s'ajoute