Le Mariage de Mademoiselle Gimel, Dactylographe. Rene Bazin

Le Mariage de Mademoiselle Gimel, Dactylographe - Rene  Bazin


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Est-ce que je vous connaissais depuis longtemps? Quel âge aviez-vous exactement?

      » – C'est drôle.

      »Je disais: c'est drôle. Je pensais tout autre chose. Mais j'ai ri pour ne pas avoir l'air trop naïve.

      » – Vingt-deux ans, ma chère madame Mauléon, et assez de vertu pour me défier des hommes qui me trouvent bien.

      »J'avais le cœur troublé, en vérité… Il faut si peu de chose, même quand on se croit sûre de soi!»

      Mardi, 9 juillet.

      «J'ai mis longtemps à déjeuner, d'un œuf et d'un morceau de pain… Personne n'est venu, puisqu'il n'est pas venu, lui. Suis-je oubliée, déjà?»

      Lundi, 15 juillet.

      «Lendemain de fête nationale. Pour moi, la fête, c'est aujourd'hui. Depuis huit jours, je n'avais aucune nouvelle. Et, ce matin, oh! je ne l'ai pas seulement revu, il m'a parlé; il m'a presque avoué. Et même tout à fait, je crois. J'écris pour être plus sûre, pour pouvoir mieux réfléchir au sens des mots, aux détails, en relisant mon cahier; peut-être aussi pour le plaisir qu'il y a, quand un sentiment vous naît dans le cœur, à le confier à quelque chose, faute de quelqu'un. Donc, c'est moi qui suis entrée la première, et je n'étais pas là depuis cinq minutes qu'il est entré lui-même. Du premier coup, j'ai compris non seulement qu'il me cherchait, mais que cette rencontre allait être une date dans ma vie. Nous étions presque seuls; avec nous, rien qu'un client de hasard, et puis la petite parfumeuse de chez Piver, qui regardait son bifteck avec ses yeux de myope. Madame Mauléon avait pâli, comme il arrive quand elle se trompe dans une addition. M. Morand s'est assis, à gauche, quand j'étais à droite de la salle, et s'est plongé dans la lecture d'un journal; mais je voyais bien qu'il ne lisait pas; ses yeux ne quittaient pas le titre d'un article; il ne commandait rien à la servante, debout près de lui, et qui, inoccupée un moment, remuait en mesure sa tête rose, son pied gauche et la serviette pliée qu'elle portait sur le radius (appris ce mot-là à l'école), pour dire:

      » – Quand monsieur le lieutenant daignera s'apercevoir que je suis là!

      »Il ne s'apercevait de rien. La petite Piver étant partie, madame Mauléon, qui n'est pas une gourde, s'agita dans sa loge blanche et dit:

      » – Monsieur le lieutenant, vous m'aviez promis de m'apporter un souvenir de votre pays!

      »Il tressaillit comme un homme qui entend sa condamnation, – j'imagine, – et balbutia, gêné, essayant de sourire et fouillant dans sa poche:

      » – En effet, madame, je crois que je l'ai là, sur moi…

      »Il se leva, pendant que la petite Louise, pour le laisser passer, se retirait à reculons, et il alla vers le comptoir de madame Mauléon, mon amie, et je vis qu'il lui montrait une série de dessins, ou de cartes postales, et elle remerciait, et il expliquait, et j'entendais des mots coupés d'exclamations, une espèce de duo, incompréhensible à peu près autant que les paroles d'un ensemble à l'Opéra:

      » – Parfaitement, ma mère est seule.

      » – Cinquante ans?

      » – Non, cinquante-sept.

      » – Joli petit pays!

      » – Que dites-vous là! Grand, immense, madame Mauléon!.. Et voici… Nous avons été deux… A peine de quoi vivre… Heureux quand même, allez! Cela s'appelle le Valromey.

      » – Vous dites?

      » – Valromey, un vieux mot; vallée des Romains.

      »Un rayon de soleil touchait la glace de gauche, et rebondissait sur le comptoir et sur l'épaule de la crémière. Madame Mauléon se pencha.

      » – Mademoiselle Evelyne, venez donc voir les jolies cartes postales que monsieur Morand m'a apportées… Monsieur Louis Morand, lieutenant au 28e de ligne.

      »Il se détourna, salua très bas, comme font les gens de bonne société qu'on présente à une dame, et, avec une décision, une audace que je n'eus pas le temps de goûter et qui me troublèrent tout de suite, il rassembla les cartes postales et vint à moi:

      » – Si elles pouvaient vous intéresser, mademoiselle, j'en serais bien heureux.

      »Quelle situation! Je déjeunais, ou je faisais semblant; j'avais devant moi un couteau, une fourchette, un verre et je ne sais quoi dans une assiette, et c'est à ce moment-là, sans que j'aie pu rien prévoir, que M. Louis Morand m'adressa la parole pour la première fois! J'avais si peu pensé que cette minute fût proche, ou même possible, que j'avais mis mon corsage de tous les jours et même, sous mon col droit, une cravate bleu vif, que maman m'a donnée et que je n'aime pas. Je me levai, je fis trois pas, non pour me rapprocher de lui, mais pour me placer derrière la table voisine, qui était libre et nette, et je dis:

      » – Mais, monsieur, je veux bien. Nous serons mieux, ici…

      »Je me sentais bête et timide, ce qui ne m'est pas habituel. Je me rends compte que je devais avoir l'air d'une pensionnaire, comme ils disent, moi qui n'ai jamais fait d'autres études que celles de la primaire, et comme externe! Je baissais les yeux. Il me suivit et se mit, non pas devant moi, mais tout à côté, très près. Il est plus grand que moi d'une tête. Sur le marbre, il étala dix cartes postales, comme un jeu. Il avait l'air de deviner qu'il avait de l'atout.

      » – Un pays que vous ne connaissez pas sans doute, mademoiselle, l'Ain, des montagnes, comme vous voyez: la Dent du Chat, le Colombier; de ce côté, le lac du Bourget… Est-ce que cela vous plaît, mademoiselle?

      » – Je connais si peu la campagne, monsieur. La rue Saint-Honoré, songez donc!

      »Je n'osais pas le regarder. La main qu'il avait posée sur la table se crispa, puis s'allongea de nouveau et saisit une nouvelle image. Il a la main longue, sèche, les phalanges fines et les articulations fortement nouées; c'est la main d'un fort et d'un sentimental. Madame Mauléon, immobile d'inquiétude, devait interroger mon visage.

      » – Alors, ceci, mademoiselle? La haute vallée du Valromey, si vous y passiez, vous étonnerait au moins, j'en suis sûr. Ce sont des villages dans une grande cuve fraîche et verte, que remplit le vent des montagnes. En hiver, nous avons souvent un mètre de neige.

      »Il hésita un instant, prit une nouvelle carte postale, la retourna, et, mettant le doigt sur une tache d'un gris clair:

      » – Voici notre maison. Elle est connue, là-bas, comme le Louvre à Paris. Ma mère y habite encore, seule, à présent que je suis parti… madame Théodore Morand.

      »Pourquoi me disait-il cela? Le ton de sa voix était subitement devenu autre. Je levai la tête, pas beaucoup, assez pour que mon regard, du coin de mes yeux, pût rencontrer les yeux de M. Morand. Ce lieutenant est un singulier homme: il était aussi pâle, aussi sévère d'expression, que s'il m'eût proposé un duel. Il attendait ma réponse comme si sa phrase avait eu une signification d'une haute importance. Et je crois, en vérité, qu'il avait voulu dire:

      » – C'est là qu'habitera, un jour, celle qui sera ma femme, et si vous écoutiez bien, mademoiselle, mon cœur qui est si près du vôtre, vous entendriez votre nom…

      »Je l'entendais, monsieur; mais je suis de Paris, et je suis une employée qui gagne sa vie; cela fait deux raisons pour être défiante. J'ai eu l'air de ne pas comprendre, pensant qu'il répéterait plus clairement sa pensée, si je faisais ainsi. Et j'ai dit:

      » – En vérité, non: le plus loin que j'aie été c'est Bagnolet.

      »Il m'a regardée avec plus d'attention, pour voir si j'étais intelligente, et probablement aussi il a trouvé que je ne m'exprimais pas dans un français très pur.

      »Car il a eu un sourire bref, comme un tour de roue d'auto. Puis, négligemment, il a rassemblé les cartes postales, même celles que je n'avais pas vues.

      » – Je vous demande pardon, mademoiselle, de vous avoir montré des choses si peu intéressantes pour vous.

      » – Mais comment donc, monsieur, il n'y a pas d'offense:


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