Vie de Christophe Colomb. Baron de Pierre-Marie-Joseph Bonnefoux
Colomb ne fut-il écouté avec attention que par les moines dominicains de Saint-Étienne: les autres se retranchèrent dans cette espèce de fin de non-recevoir que, lorsque tant de profonds philosophes s'étaient occupés de recherches géographiques, lorsque tant d'habiles marins avaient navigué sur toutes les mers connues depuis un temps immémorial, et qu'aucun d'eux n'avait laissé seulement entrevoir la possibilité de terres transatlantiques; que même, à leurs yeux, l'Océan devenait infranchissable dans cette direction, il était plus que présomptueux de venir leur affirmer, sans autres preuves que des assertions imaginaires, que ces terres existaient positivement, et de demander, pour aller à leur recherche, des navires et des hommes que ce serait envoyer à une perte infaillible.
Colomb demanda que la discussion fût approfondie et que des objections plus sérieuses lui fussent faites, car, avec les raisonnements précédents, il n'y aurait jamais lieu au moindre progrès marquant, ni à la moindre perfectibilité. Alors la Bible et les ouvrages des Pères de l'Église furent mis en avant comme des arguments irrésistibles. Ainsi, l'existence des Antipodes, soutenue par les anciens, fut déclarée impossible en vertu de passages des écrits de saint Augustin et de Lactance qui les traitent de fables incompatibles avec les fondements de la foi chrétienne, puisque soutenir qu'il pouvait y avoir du côté opposé de la terre des lieux qui fussent habités, c'était avancer qu'Adam n'était pas le père commun de tous les hommes, ce qui serait contraire aux notions les plus certaines et les plus respectées, et constituerait une attaque évidente contre les vérités de la Bible. On ajouta que, puisque saint Paul avait dit, dans son épître aux Hébreux, que les cieux peuvent être comparés à un tabernacle ou à une tente étendue sur la terre, on devait en conclure que la terre était plate comme l'est le dessous d'une tente.
Il y eut, cependant, quelques membres qui admirent l'hypothèse de la sphéricité de la terre, mais ils posèrent en fait que les ardeurs de la zone torride ou autres obstacles matériels devaient empêcher qu'on ne pût aller au delà, et qu'en ce qui concernait une navigation dirigée vers l'Occident pour atteindre les extrémités orientales de l'Asie, ce devait être un voyage impraticable, car on allégua qu'il durerait plus de trois ans; enfin, on objecta encore qu'en voulant bien supposer qu'on fût assez heureux pour arriver ainsi jusque dans l'Inde, la rotondité du globe terrestre ferait alors l'effet d'une longue montagne d'eau qui s'opposerait au retour, quelque fort et quelque favorable que le vent pût être imaginé!
Colomb commença son plaidoyer scientifique, en démontrant la sphéricité de la terre par deux faits positifs: le premier, c'est que, lorsqu'un navire s'éloigne de la côte, le corps du bâtiment disparaît le premier, ensuite les voiles les plus basses, et successivement ainsi jusqu'aux plus élevées et jusqu'à la cime des mâts qui disparaît la dernière à la vue. De même, lorsqu'un bâtiment recommence à paraître ou que deux bâtiments se rencontrent en mer par un beau temps, on en voit les parties les plus élevées assez longtemps avant celles qui le sont le moins, et c'est le corps du navire que les yeux aperçoivent le dernier. Il en tira la conséquence évidente que ce phénomène ne pouvait être attribué qu'à la sphéricité de la terre qui s'interposait entre le spectateur et les points du navire observé qui se trouvent de plus en plus rapprochés de la surface de la mer. Le second fait fut que, lors des éclipses de lune, on avait toujours remarqué que, de quelque côté que commençât l'éclipse, soit qu'elle fût partielle ou totale, toujours l'ombre que la terre projetait alors sur le disque lunaire avait une figure circulaire, et il en conclut qu'il ne pouvait y avoir qu'un corps sphérique qui put ainsi, dans toutes les positions, projeter invariablement une ombre circulaire.
Les lois de la gravitation universelle n'étaient pas encore établies, et la question des Antipodes et des hommes qui pouvaient y être placés se trouvant réciproquement pieds contre pieds sans tomber dans les profondeurs de l'abîme, ne pouvait pas être aussi facilement résolue; mais on pouvait en juger par induction, car si deux navires, éloignés l'un de l'autre de six lieues, cessent complètement de s'entre-apercevoir par l'effet de la sphéricité de la terre, il est manifeste que les verticales passant par le centre de chacun des deux bâtiments ne sont pas parallèles, que, cependant, personne à bord ne perd de sa stabilité par l'effet de cette inclinaison relative; or, ce qui se passe à l'égard de ces deux navires doit avoir également lieu pour deux autres placés à six lieues des deux premiers, et l'on arrive ainsi à prouver, par analogie, que rien d'étrange n'a lieu aux Antipodes, et que l'on peut et doit y naviguer et y marcher tout aussi naturellement que nous le faisons nous-mêmes sur nos mers et sur notre sol. Ces explications réfutaient également l'argument des montagnes d'eau jugées devoir s'opposer au retour des navires d'un voyage lointain. Colomb fit observer, à ce sujet, qu'il n'avait pour but que d'arriver aux extrémités de l'Inde ou de l'Asie, ainsi que se le proposaient les Portugais en contournant par mer le continent africain; et que la seule différence qu'il y eût, c'est qu'il chercherait sa route en cinglant directement à l'Ouest; que, dès lors, ce n'est pas à des pays inconnus ou imaginaires qu'il aborderait; mais dans des contrées assez voisines du lieu où fut placé le Paradis terrestre, et que certainement les hommes qui habitaient ces contrées devaient, tout aussi bien que nous, descendre d'Adam, ainsi qu'il le croyait religieusement en se fondant sur les vérités des livres sacrés.
Ce fut alors que, présumant, sans doute, le déconcerter par une objection sans réplique, on lui demanda comment il pouvait être assuré que les limites de l'Atlantique dans cette direction fussent les terres asiatiques. Sans hésiter, il fit aussitôt cette réponse admirable, et qui, elle seule, équivalait à l'idée de la découverte du Nouveau-Monde: «Eh bien! si l'Atlantique, dans cette direction, a d'autres limites que l'Asie, il importe plus encore de découvrir ces limites, et je les découvrirai!» C'est bien ainsi que l'on s'exprime lorsque l'on a un grand cœur; c'est bien ainsi que parle le génie dont les yeux sont plus clairvoyants encore que ceux de notre corps; et cette réponse sublime qui n'a pas été assez remarquée, suffirait pour garantir à Colomb la priorité de la découverte de l'Amérique, lors même que, ainsi que nous le ferons remarquer plus tard, ce ne serait pas lui qui aurait, le premier, acquis la certitude de l'existence du continent américain.
Restaient à réfuter les difficultés théologiques qui lui furent opposées en plus grand nombre et avec le plus d'autorité. Nous avons déjà fait connaître l'air de grandeur qui était un des traits caractéristiques de la personne de notre illustre navigateur, son maintien noble et assuré, le feu de son regard, l'animation de sa voix et la force de son éloquence. Tout ici se trouva en jeu, lorsque repoussant, d'un geste véhément, ses plans, ses cartes, ses mémoires, il prit une intonation inspirée et se lança dans le côté religieux de la question. Il ne laissa aucune difficulté sans réponse; et s'exprimant comme le théologien le plus pieux et le plus disert, il sut trouver, dans les textes eux-mêmes des prédictions des prophètes et de l'Écriture sainte, des passages qui renversèrent l'échafaudage de toutes ces difficultés, et qui, selon lui, étaient le type vrai et l'annonce formelle des magnifiques découvertes que le ciel le destinait à faire en cette partie de l'univers! Dans cette assemblée où se trouvait l'élite des hommes de religion et de talent de l'époque, qui fut le véritable savant, qui se montra le plus grand théologien? Sans contredit, ce fut notre marin, ce fut Christophe Colomb!
Mais rendons toute justice à la conférence; non-seulement elle fut vivement touchée en entendant vibrer à ses oreilles une éloquence aussi mâle, aussi religieuse et aussi sincère, mais encore plusieurs des auditeurs se dépouillèrent de leurs préventions et furent convaincus. Parmi ceux-ci se trouva Diego de Deza, moine dominicain, professeur de théologie, et qui parvint ensuite à la seconde dignité ecclésiastique de l'Espagne, celle d'archevêque de Séville. C'était un homme érudit qui sut apprécier Colomb et lui gagner des partisans, mais pas assez pour obtenir un résultat favorable. Ce fut même beaucoup que l'on voulût consacrer encore à ce sujet quelques séances subséquentes, sans se prononcer. Afin, cependant, d'en finir, la décision en fut laissée au jugement de Fernando de Talavera qui s'en occupa fort peu, et qui, entièrement emporté par le tourbillon des affaires publiques et très-importantes à la vérité du moment, n'y avait encore donné aucune conclusion à l'époque où il fut obligé de suivre la cour lorsqu'elle partit de Cordoue au commencement de 1487, laissant l'affaire dans la plus grande des incertitudes.
Colomb