Pastels: dix portraits de femmes. Paul Bourget
Pastels: dix portraits de femmes
I
Gladys Harvey
On parle beaucoup de démocratie, par le temps qui court, – ou qui dégringole, comme disait un misanthrope de ma connaissance. Je ne crois pas cependant que nos mœurs soient devenues aussi égalitaires que le répètent les amateurs de formules toutes faites. Je doute, par exemple, qu'une duchesse authentique, – il en reste, – étale aujourd'hui moins de morgue que sa trisaïeule d'il y a cent et quelques années. Le faubourg Saint-Germain, quoi qu'en puissent penser les railleurs, existe encore. Il est seulement un peu plus «noble faubourg» qu'autrefois, par réaction. Parmi les femmes qui le composent, telle qui habite un second étage de la rue de Varenne et qui s'habille tout simplement, comme une bourgeoise, faute d'argent, déploie un orgueil égal à celui de la Grande Mademoiselle à traiter de grimpettes les reines de la mode et du Paris élégant. Cette élégance même dont on proclame la vulgarisation en disant: «aujourd'hui tout le monde s'habille bien,» demeure, elle aussi, un privilège. A quelque point de vue que l'on se place, de fond ou de forme, de principe ou de décor, la prétendue confusion des classes, objet ordinaire des dithyrambes ou de la satire des moralistes, n'apparaît telle qu'à des yeux superficiels. L'aristocratie de titres et celle des mœurs, – elles sont deux, – restent fermées autant, sinon plus, qu'au siècle dernier où un simple talent de causeur permettait à un Rivarol, à un Chamfort, de souper avec les meilleurs des gentilshommes, où le prince de Ligne traitait l'aventurier Casanova, où les grands seigneurs préludaient à la nuit du Quatre Août par d'autres nuits d'une licence impurement égalitaire. Ce qu'il est juste de dire, c'est que la démocratie a, d'une part, compensé l'inégalité forcée des noms et du passé en établissant une réelle inégalité politique au profit de ceux qui sont les fils de leurs œuvres et à qui elle attribue toutes les fonctions d'État; c'est aussi qu'elle a multiplié et mis à la portée de tous et de toutes un à peu près de luxe, d'élégance et de haute vie qui fait illusion, – de loin. Cet à peu près a son symbole et son principal moyen d'action dans ces grands magasins de nouveautés d'où une femme sort habillée comme chez Worth, munie de meubles de style, enrichie de bibelots curieux. Mais la toilette, mais les meubles, mais les bibelots sont «presque cela,» – et ce «presque» suffit à maintenir la distance.
Cette différence entre l'authentique et l'à peu près ne m'est jamais apparue aussi nette qu'à fréquenter, comme je l'ai fait à diverses périodes, les jeunes Parisiens qui s'amusent. Je les vois devant mes yeux, en ce moment, comme rangés sur un tableau symbolique. Il y a d'abord en haut le véritable viveur, celui qui possède réellement les cent cinquante mille francs par an que suppose la grande fête, comme ils disent, – ou qui se les procure. Celui-là joint à cet or un nom déjà connu, des relations toutes faites dans le monde, et cette espèce de précoce entente de la dépense qui fait qu'un jeune homme, s'il se ruine, sait du moins pourquoi. Sa place était marquée d'avance dans l'annuaire des deux ou trois grands cercles que les Snobs de la bourgeoisie mettent des années à forcer. Ce jeune homme peut être, avec cela, un garçon très fort ou très médiocre, traverser Paris sans y perdre pied ou sombrer aussitôt dans l'océan des tentations qui l'environnent. En attendant, il est le roi de ce Paris. C'est pour lui que travaille l'énorme ville, à lui qu'aboutit l'effort entier de cette colossale usine de plaisirs. S'il a des aventures dans le monde ou le demi-monde, c'est avec des femmes comme lui, de celles dont la lingerie intime représente seule une fortune et dont le raffinement ne saurait être surpassé à l'heure présente, first class ladies, des femmes de première classe, disent les Anglo-Saxons du commun, habitués à tout étiqueter comme des marchandises. Que ce jeune homme conduise un phaéton attelé de ses propres chevaux, ou qu'il emploie, par goût du sens pratique, des fiacres de cercle, soyez assuré que son appartement est aussi confortable que celui d'un grand seigneur anglais, aussi encombré de bibelots et de fleurs que celui d'une courtisane à la mode, qu'il ne mange qu'à des tables princièrement servies, que les moindres brimborions attenant à sa personne supposent la plus fastueuse des dissipations. Enfin, il y a beaucoup de chances pour qu'il se ruine à l'ancienne méthode, dans ce siècle positif, par une fantaisie d'existence à réjouir l'ombre du vieux Lauzun, quitte à suivre jusqu'au bout l'ancienne méthode, et vers la quarantième année, à reprendre au sexe féminin sous la forme d'une belle dot tout l'argent qu'il lui aura prodigué.
Immédiatement au-dessous de ce viveur de la grande espèce, vous trouverez son à peu près dans un personnage presque semblable, mais auquel il manquera un je ne sais quoi en noblesse ou en situation, en fortune ou en tact personnel. Celui-ci sera un bourgeois honteux d'être bourgeois, un timide qui voudra jouer au cynique, un étranger en train de se naturaliser Parisien, un régulier qui s'amusera par devoir, ou tout simplement un de ces indéfinissables maladroits auxquels une histoire ridicule arrive de toute nécessité dans un temps donné. Cet à peu près de maître viveur aura lui-même son à peu près. Ce sera le fils du commerçant pour qui le cercle de la rue Royale est l'ultima Thule, la terre inaccessible du navigateur ancien, et qui se contente du café de la Paix, le soir, en sortant du théâtre. Celui-là fréquente bien les premières représentations comme les autres, mais sans avoir son entrée dans aucune des loges où trônent les grandes élégantes. Il se paie les femmes les plus haut cotées à la bourse de la galanterie, mais il n'a jamais pu en lancer une, ni s'organiser quelque liaison mondaine dont il soit parlé dans les cercles comme d'une espèce de mariage morganatique. Et cet à peu près d'à peu près a son à peu près dans l'étudiant riche, venu de province pour s'initier à la haute vie et qui entre en corruption, comme on entrait autrefois en religion. Cet étudiant porte bien les mêmes cols raides comme du marbre, les mêmes chapeaux luisants comme un sabre, le même habit et les mêmes bottines. Mais son restaurant favori est situé sur la Rive gauche. Il a, répandu sur toute sa personne, quelque chose qui trahit «l'autre côté de l'eau.» On sent, à le regarder, qu'il s'élance vers le Paris des fêtes du fond d'un appartement meublé de la rue des Écoles. Ses maîtresses aussi sont des à peu près d'à peu près, des filles du boulevard Saint-Michel, jalouses d'imiter les filles des Folies-Bergères, – tandis qu'au-dessus de ces créatures s'échelonne toute la suite des femmes entretenues, depuis celle qui continue la tradition de la lorette, – un appartement de trois mille francs et le reste dans le même prix, – jusqu'à la courtisane d'ordre ou de désordre supérieur que des amis complaisants peuvent présenter à un prince étranger de passage sans que l'Altesse, habituée aux minuties des somptuosités royales, soit choquée d'un seul détail de toilette et d'installation. Et c'est ainsi que la nature sociale, invincible en ses moindres décrets comme la nature physique, impose cette loi de la hiérarchie, méconnue par les doctrinaires d'égalité, dans le domaine le plus fantaisiste en apparence, le plus abandonné au libre caprice.
Parmi les spectacles auxquels se puisse complaire la curiosité du moraliste, un des plus curieux est assurément celui des métamorphoses d'un personnage en train de passer d'un de ces à peu près dans un autre. Ce spectacle, je me le suis donné bien souvent, à retrouver un ancien camarade après quelques années, après quelques mois. Rarement j'ai pu suivre les étapes diverses de cette sorte d'évolution sociale, – si le mot n'est pas trop gros pour une très petite chose, – comme à l'occasion d'un jeune homme du nom de Louis Servin, que des circonstances particulières m'avaient permis de prendre à l'œuf. Voici douze ans, Louis en avait quatorze alors, j'étais, moi, séparé de ma famille, les vivres coupés et obligé d'utiliser, en vue de «faire de la littérature,» le bagage de latin et de grec qui me restait du collège. Quelques répétitions le jour et force papier noirci le soir, – tel était mon sort à cette époque. Parmi mes élèves de hasard se trouvait Louis Servin. Son père, excellent homme et d'une activité presque américaine, avait fait et défait deux fois, sa fortune. Il avait fondé enfin une maison de confection qui, sous cette rubrique toute simple: Au bon drap, constitua la plus forte concurrence qu'ait eue à subir la célèbre Belle Jardinière. Louis était le fils unique, follement gâté, de ce robuste travailleur et d'une femme à prétentions qui avait eu une grand'mère noble. Dès cet âge tendre, il s'annonçait comme le plus vaniteux des garçons que j'eusse connus. Il suivait les cours du lycée Charlemagne et il en souffrait, – parce que c'était un collège démocratique. Ses yeux brillaient quand il parlait d'un de ses petits camarades qui suivaient, eux, les cours de Bonaparte. Mais voilà, le père Servin avait ses magasins rue Saint-Antoine. Cet enfant était déjà si étrangement perdu de mesquinerie instinctive