Pastels: dix portraits de femmes. Paul Bourget

Pastels: dix portraits de femmes - Paul Bourget


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En me parlant, j'avais vu ses joues délicates se roser, l'éventail s'agiter entre ses doigts. J'eus un mouvement de fatuité dont je fus bientôt puni, mais qui me fit prendre place à côté d'elle avec un très vif plaisir, quand Figon donna le signal de nous mettre à table avec la cérémonie qu'il apporte aux moindres fonctions de sa carrière d'élégant. Que c'est étrange de faire une fonction de ce qui devrait être un plaisir, et de s'amuser par métier!

      – «Voyons le menu,» disait Machault gaiement, tandis que les chaises achevaient de se ranger, les serviettes de se déplier et que s'établissait l'espèce de silence dont s'accompagne tout début de repas. «J'ai deux assauts dans le bras…» Et il fit saillir les muscles de son biceps sous le mince lasting de son habit d'été. «Ah! j'ai tiré avec un gaucher de régiment… Ce que j'ai eu de mal!.. Cristi! Je voudrais bien trouver le fleuret qui touche tout seul…» Il rit très haut de sa plaisanterie, puis consultant le menu: «A la bonne heure! Voilà un dîner qui a du bon sens.» Et il détailla les plats à voix haute. «On pourra manger. Mes compliments, Figon…»

      – «Faites-les au maître,» dit Figon en montrant Saveuse.

      – «Mon Dieu!» répondit ce dernier, «c'est si simple! Il s'agit, dans ces mois-ci, de trouver des animaux dont la chair ne soit pas tourmentée par l'amour… Le bœuf, il ne l'est plus… Le dindonneau, il ne l'est pas encore… C'est la base de ce menu, et pour le reste, il suffit d'un peu d'idée et de venir en causer soi-même avec le chef…»

      – «En aurais-tu à me recommander?» interrompit Christine, «si je me marie, il m'en faudra un…»

      – «Bon,» fit Gladys en se penchant vers moi, «elle va vous raconter qu'un prince lui a demandé sa main et qu'elle hésite!.. Et de l'autre…» ajouta-t-elle en me montrant d'un clignement Toré qui, placé à sa droite, grimaçait sataniquement, «le vieux me fait le genou… Il pense à sa duchesse. You are a very jolly fellow…,» cria-t-elle à l'anglomane en lui donnant un coup d'éventail, «mais chasse gardée!..»

      Puis, après quelques minutes où la conversation s'était faite générale: «Vous connaissez Jacques Molan, m'a raconté Louis?..» interrogea-t-elle.

      – «Je l'ai beaucoup connu autrefois,» repris-je, «il m'a même dédié son premier roman.»

      – «Je sais,» fit-elle, «Cœur brisé!… Ah! que j'ai aimé ce livre!..»

      Ses yeux devinrent profonds et songeurs. Il y eut un silence entre nous. Je ne serais pas digne du nom d'homme de lettres si je n'avais pas éprouvé, ne fût-ce qu'une seconde, la petite impression de contrariété du Trissotin qui entend louer un Vadius. Quoique nous ne nous voyions plus, Jacques Molan et moi, depuis des années, qu'en passant et sans jamais causer de rien d'intime, j'ai gardé un souvenir de sympathie à cet ancien ami. Je goûte son talent, bien que sa manière douloureuse, toute en raffinements et en complications, ne me satisfasse guère, aujourd'hui que j'ai renoncé à ce que nous appelions ensemble les névroses des adjectifs. Je suis prêt à écrire dix articles pour démontrer que Jacques excelle à entremêler la finesse de l'étude de mœurs faite d'après nature à la sensibilité la plus fine. Oui, je ferais son éloge de tout cœur, et sans rien trahir de mon secret jugement sur les défauts de cette nature. A l'heure présente, Jacques est devenu le plus sec et le plus menteur des hommes. Il ramène cette sensibilité comme les gens chauves ramènent leurs cheveux. Le besoin de l'argent et celui du tapage sont les deux seules passions demeurées sincères chez cet artiste, épuisé de succès comme d'autres le sont de misères et de désastres. Il y a dans toutes les pages sorties de la plume de ce romancier sentimental un fond de cabotinage qui me gâte tous ses effets de style, et une mièvrerie qui répugne à toutes les virilités donc je suis épris maintenant. Le malheur est que cette lucidité sur les défauts de Jacques s'accompagne chez moi d'une espèce de mécontentement qu'il ait tant réussi, – dont j'ai un peu honte. Que ce soit mon excuse pour n'avoir pas accueilli avec plaisir l'enthousiasme de ma jolie voisine. Enfin, puisque j'ai eu le bon goût de me taire!..

      Je la regardais rêver maintenant. La musique des tsiganes montait, plus enivrante à mesure que les musiciens s'enivraient eux-mêmes en jouant. La nuit était tout à fait venue et les feuillages des arbres se découpaient sur un ciel noir où perçaient les étoiles. Les convives bavardaient gaiement et Saveuse commençait de raconter que le matin même il avait rencontré, dans les couloirs d'un grand hôtel meublé, une certaine Mme de Forget. Je suis demeuré naïf sur ce point. Je continue à ne pas comprendre la facilité avec laquelle certains viveurs à Paris déshonorent une femme dont ils ont surpris le secret. L'habitude aidant, j'espère m'y faire.

      Et Saveuse parlait: «…Voilà qui est piquant,» me dis-je, «et si j'avais mis la main sur un paquet?.. Elle, une sainte, et qui ne veut pas me recevoir, sous le prétexte que je ne respecte pas les femmes?.. Elle ne m'avait pas vu. Je grimpe l'escalier derrière elle, je la vois disparaître derrière une porte sans même frapper; je regarde le numéro, je descends et je vais consulter la liste des voyageurs affichée en bas. Aucune mention dudit numéro, bien entendu. Ma curiosité fut si fort piquée que j'attendis là cinq gros quarts d'heure d'horloge, à la porte de l'hôtel. Au bout de ce temps, elle reparaît. Je la salue avec un respect! Elle me salue avec une dignité!.. Mais, dix minutes plus tard, qui voyais-je déboucher par cette porte d'hôtel?.. Devinez… Laurent!.. qui a la sottise de rougir comme un collégien et de me raconter, là, tout de suite, sans que je le lui demande, qu'il est venu rendre visite à des parents de province… Et, pour couronner le tout, ce grand niais de Moraines qui me dit au cercle, comme on venait de prononcer le nom de la Forget: – «Savez-vous que cette pauvre jeune femme a encore passé deux heures aujourd'hui dans un hôpital? Elle se tuera à soigner les malades!..»

      – «Je les reconnais bien là, vos femmes du monde…» dit Christine.

      – «Et moi, les hommes du monde,» fit Machault en montrant Saveuse avec un air d'entier mépris qui me réconcilia pour toujours avec le brave escrimeur. L'intonation avait été si insolente qu'il y eut un froid. Saveuse sourit comme s'il n'avait rien entendu, et tout à coup Gladys, qui avait été «dans la lune,» comme le lui dit Figon, se tourna vers moi de nouveau et me demanda:

      – «Quel homme est-ce au juste que Jacques Molan?»

      – «Bon,» s'écria Christine, «Gladys qui parle littérature!.. Larcher, demandez-lui de vous montrer sa jarretière. Elle y fait broder comme devise le titre du dernier roman dont elle s'est toquée… Est-ce vrai, Gladys?..»

      – «Parfaitement vrai,» dit cette dernière en riant. «Vous voyez,» ajouta-t-elle en s'adressant à moi, «que si jamais vous voulez peindre le demi-monde, il ne faudra pas me prendre comme modèle… Je suis une trop mauvaise cocotte… Que voulez-vous? Voilà à quoi je pense au lieu de chercher des vieillards à plumer ou de petits jeunes gens…» Et s'adressant à Christine: – «Qu'a-t-on fait à la Bourse aujourd'hui?..»

      Christine haussa les épaules en souriant d'un mauvais sourire.

      – «Oui, quel homme est-ce que Jacques Molan?» insista Gladys.

      – «Demandez-moi plutôt quel homme c'était,» répondis-je. «Depuis deux ans je ne l'ai pas vu cinq fois…»

      – «On change si peu,» fit-elle avec un gentil hochement de sa tête. «Regardez Toré.»

      Le vieux maniaque entendit son nom et cligna de l'œil. Le fait est qu'en ce moment, la lumière jouait sur sa teinture blonde et que l'espèce d'éclat flave de ses cheveux rendait irrésistiblement comiques les laideurs de son masque vieilli. Tout luisait en lui d'un éclat grotesque: son teint allumé par les libations auxquelles il se livrait sans rien faire que prononcer un monosyllabe de temps à autre, sa lèvre mouillée, le plastron de sa chemise et le revers de satin de son habit. La conversation avait repris son cours. Saveuse racontait une nouvelle histoire en surveillant du regard Machault qui s'entonnait du champagne, et, par moments, riait très haut. Figon baissait et relevait ses paupières, suivant l'occurrence, avec le sérieux qui le rend si comique. Christine écoutait Saveuse et piquait de-ci de-là une interruption. Moi, tout en débitant sur mon ancien camarade de bohème des phrases d'article, j'admirais comme


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