L'Écuyère. Paul Bourget
de démêler cette trace d'un sentiment si obscur, qu'il ne se connaissait peut-être pas lui-même, dans cette écurie toute retentissante du piaffement des sabots des bêtes sur le caillou de la cour? Les appels des garçons s'interpellant les uns les autres s'y mêlaient, et le bruit de l'eau de la fontaine coulant dans les seaux, et le claquement des portes brusquement ouvertes et fermées, et la rumeur des automobiles amenant ou remmenant des clients, et les claquements de fouet du gros Bob excitant un cheval qu'un homme faisait courir en le tenant en main… Qu'une rêverie romanesque eût jamais pu éclore parmi ce décor et dans le cerveau d'un des personnages les plus frustes entre ceux qu'il encadrait, autant valait imaginer Campbell lui-même renonçant à son tailleur anglais, à ses chevaux anglais, à son église anglaise, à sa reine anglaise et à son breakfast pris sur les neuf heures, à la vieille mode de là-bas.
Ce n'est pas seulement l'aspect, en effet, qui transformait ce bizarre endroit en un coin détaché d'Angleterre. Bob «colonisait» chez nous comme des milliers de compatriotes à lui étaient et sont en train de «coloniser» dans tous les pays de l'un et l'autre hémisphères. Coloniser, c'est d'abord rester soi, et, par conséquent, imposer, dans sa maison, les habitudes du pays natal. La plus significative est la distribution des heures et le genre de la nourriture. Le marchand de chevaux et toute sa tribu, depuis sa fille et son neveu qui vivait avec lui jusqu'au petit groom de dix ans, en passant par la légion des garçons d'écurie, faisaient ce premier repas de neuf heures à la fourchette: les hommes à leur idée, lui avec une forte assiettée de porridge, des œufs au petit salé, un poisson frit ou grillé, de la marmelade d'oranges amères. A deux heures, c'était un lunch froid, pris, le plus souvent, debout, et qui se composai d'un peu de jambon d'agneau arrosé d'une sauce à la menthe. Un thé vers les cinq heures et, à huit, un souper léger, complétaient la liste de ces repas où il ne se versait jamais une goutte de vin. Hilda ne buvait que de l'eau et les deux hommes de la limonade quelquefois, et, le plus souvent du whiskey. Jamais un légume n'a paru sur cette table qui n'eût été cuit simplement à l'eau, sans beurre. Quand Mrs. Campbell vivait, ces menus se complétaient par quelques-uns de ces innombrables plats sucrés, puddings et pies, seules ingéniosités de la monotone cuisine d outre-Manche. Mais Mrs Campbell n'était pas une femme de cheval. C'était une douce et pâle créature, mariée à Bob par un hasard de destinée, et, comme tant de femmes de son pays, une ménagère sentimentale. Elle était la fille, trop finement élevée, d'un gros fermier du Yorkshire, Campbell, lui, le fils, élevé trop rudement, d'un autre fermier du voisinage. Le portrait de la morte, pendu aux murs du petit salon, expliquait ce qui dut être le drame de sa vie, – un drame peut-être ignoré d'elle, et que V… et moi avons si souvent commenté, en trottant botte à botte sur des chevaux que nous avions loués là. Il arrive souvent, dans un mariage mal apparié, qu'une femme silencieuse et craintive s'étiole de mélancolie sans en comprendre les causes, – quelquefois en se croyant heureuse. C'est la plante d'essence trop peu robuste qui dépérit par le seul voisinage d'une autre plus forte. La seconde a pris tout l'air, toute l'eau, tous les sucs nourriciers du sol, dont la plus grêle avait besoin. Mrs Campbell s'était fanée de même, victime inconsciente du non moins inconscient bourreau qu'avait été le pauvre gros Bob. Comment le maquignon aurait-il jamais soupçonné que ses gestes, le son de sa voix, son rire, ses façons de manger et de boire, d'aller et de venir, son métier, tout, enfin, de sa personne brutalisait les nerfs trop faibles de sa Millicent, si douce, si attentive à ne négliger aucun de ses menus devoirs de servante légitime? Des traces demeuraient partout éparses dans le petit salon, de la sensibilité délicate qui avait animé cette femme fragile d'un rustre au bon cœur. C'étaient des photographies de tableaux sans grande valeur, mais pourtant très différents, par leurs sujets, des gravures de courses qui décoraient le bureau de Campbell: – le Christ au Jardin des Oliviers, d'Holman Hunt; – un groupe d'ondines empressées autour d'un chevalier, sur une plage, par Leighton, – d'autres encore. C'étaient, dans la bibliothèque, quelques volumes de poésie: le Golden Treasury, un Shakespeare, un Wordsworth, un Byron. Il est vrai qu'un lot de ces médiocres romans, que l'on appelle là-bas des penny novels, attestait que ces goûts de culture n'avaient pas été portés très loin chez la mère de Hilda. Cette grâce d'instinct avait passé, évidemment, dans la fille. Ce qu'il y avait de si particulier dans le regard de la jeune écuyère, de si frémissant dans son sourire, de si nerveux dans tout son être, ne s'expliquait point par la seule hérédité de l'honnête, mais rudimentaire Campbell. Si elle tenait de lui, et aussi de son existence de gymnaste, l'énergie musculaire, l'endurance, cette physiologie d'amazone entraînée, à sa mère elle était redevable de cette distinction de nature, de ce tour d'âme – osons le mot – qui voulait qu'elle conservât des façons si féminines dans un métier qui l'était si peu, une délicatesse irréprochable de discours dans un milieu de palefreniers, et l'aventure que je voudrais conter, et à laquelle j'arrive, ne le montrera que trop, le cœur le plus follement romanesque. Cela encore achève, pour mon souvenir, d'angliciser ce paradoxal endroit, ce minuscule îlot de vie britannique encastré en plein Paris et disparu comme l'Atlantide, pour ne laisser qu'une légende. Il y a dans cette étrange race britannique, des côtés si intensément idéalistes juxtaposés à des côtés si durement, si âprement positifs! Tous les pouvoirs du rêve voisinent, chez elle, avec le plus exact, le plus dur réalisme. Comme il eût mieux valu, pour la pauvre Hilda, qu'elle n'eût pas été aussi complètement une enfant de cette île, baignée de brumes, où les femmes, quand elles sont tendres, le sont passionnément. «So young, my lord, and so true!..» – Si jeune, monseigneur, et si vraie!.. – Cette parole de la princesse, enfant du roi Lear, l'humble fille du marchand de chevaux de la rue de Pomereu aurait pu la prendre pour elle. Ni pour l'une ni pour l'autre, cette devise n'aura été une promesse de bonheur.
II
UNE RENCONTRE
Je me suis attardé dans ces évocations rétrospectives auxquelles s'associent pour moi tant de fantômes de compagnons disparus, tant de souvenirs de chevauchées au Bois, tantôt pensives dans le sévère décor des branches dépouillées, tantôt si gaies parmi les jeunes verdures. Cette complaisance de ma mémoire aura eu du moins cet avantage de situer dans leur atmosphère les épisodes d'un récit qui risquerait de paraître invraisemblable, tant cette année 1902 est déjà lointaine, et par sa date et par certaines de ses mœurs! On était donc en 1902 et au mois d'avril. Ce jour-là, et quand vers les dix heures du matin, Hilda Campbell, mise en selle par Jack Corbin, suivant l'habitude, avait commencé de cheminer du côté du Bois, elle ne se doutait guère que le coquet cheval alezan brûlé qu'elle montait – sa robe favorite – l'emportait, de son pas cadencé, vers une rencontre d'une importance solennelle pour son avenir. C'était une bête très douce, qui répondait au nom énigmatique de Rhin. Cette appellation cachait un jeu de mots qui prouvera l'innocence du genre d'esprit dont étaient coutumiers les «colons» de la rue de Pomereu. Cet alezan avait été expédié, la semaine précédente, par le même bateau qu'un rouan, et l'envoyeur avait dans la lettre d'avis, libellé ainsi le signalement de ce dernier: a Rome (Rouan se dit, en anglais, roan et se prononce, en effet, rome.)
Cette fantaisiste orthographe avait amusé le gros Bob, et l'on avait décidé, en famille, que l'animal en question serait baptisé le Rhône. Puis, le compagnon avec lequel ledit Rhône avait voyagé, ayant le rein très robuste et très large, avait reçu lui-même l'appellation du Rhin. Campbell doit rire encore après vingt ans, dans sa retraite de Brokenhurst, de ce double calembour. Il le comprend, et, quand un Anglais comprend un jeu d'esprit, il le comprend indéfiniment. Il convient d'avouer, au risque de dépoétiser la délicate Hilda, qu'elle avait ri elle aussi, de toutes ses belles dents, à ces à-peu-près imaginés, l'un et l'autre, par le brave Jack, lequel avait répété son «mot» en disposant les plis de la jupe de sa cousine, et il avait ajouté, en clignant son œil:
– «Great fun!»
Lorsqu'une bouche britannique prononce cette formule, qui signifie «grande drôlerie», il y a beaucoup de chances pour qu'il s'agisse d'un trait de cette force. Le susdit Rhin, lui, indifférent à cet effort intellectuel déployé autour de son état civil, avait pris le trot dès la rue Longchamp, un trop souple, presque élastique, celui d'une bête qui a de bons jarrets,