Les quatre cavaliers de l'apocalypse. Blasco Ibáñez Vicente
des meurt-de-faim. S'il avait des parchemins, il ne serait pas à nos gages. A-t-il donc commis un crime dans son pays, pour être obligé de venir chez nous trimer comme il fait?
Ni le père ni la fille n'avaient tort. Karl Hartrott était réellement fils du général von Hartrott, l'un des héros secondaires de la guerre de 1870, que l'empereur avait récompensé en l'anoblissant; et Karl lui-même avait été officier dans l'armée allemande; mais, n'ayant d'autres ressources que sa solde, vaniteux, libertin et indélicat, il s'était laissé aller à commettre des détournements et des faux. Par considération pour la mémoire du général, il n'avait pas été l'objet de poursuites judiciaires; mais ses camarades l'avaient fait passer devant un jury d'honneur qui l'avait expulsé de l'armée. Ses frères et ses amis avaient alors conseillé à cet homme flétri de se faire sauter la cervelle; mais il aimait trop la vie et il avait préféré fuir en Amérique, avec l'espoir d'y acquérir une fortune qui effacerait les taches de son passé.
Or, un certain jour, Madariaga surprit derrière un bouquet de bois, près de la maison, «la romantique» pâmée dans les bras de son maître de piano. Il y eut une scène terrible, et le père, qui avait déjà son couteau à la main, aurait indubitablement tué Karl, si celui-ci, plus jeune et plus rapide, n'avait pris la fuite. Après cette tragique aventure, Héléna, redoutant la colère paternelle, s'enferma dans une chambre haute et y passa une semaine entière sans se montrer. Puis elle s'enfuit de la maison et alla rejoindre son beau chevalier Tristan.
Madariaga fut au désespoir; mais, contrairement aux prévisions de Marcel, ce désespoir ne se manifesta ni par des violences ni par des vociférations. La robustesse et la vivacité du vieux centaure avaient cédé sous le coup, et souvent, chose extraordinaire, ses yeux se mouillaient de larmes.
– Il me l'a enlevée! Il me l'a enlevée! répétait-il d'un ton désolé.
Grâce à cette faiblesse inattendue, Marcel finit par obtenir un accommodement. Il n'y arriva pas de prime abord, et sept ou huit mois se passèrent avant que Madariaga consentît à entendre raison. Mais, un matin, Marcel dit au vieillard:
– Héléna vient d'accoucher. Elle a un garçon qu'ils ont nommé Julio, comme vous.
– Et toi, grand propre à rien, brailla Madariaga, peut-être pour cacher un attendrissement involontaire, est-ce que tu m'as donné un petit-fils? Paresseux comme un Français! Ce bandit a déjà un enfant, et toi, après quatre ans de mariage, tu n'as rien su faire encore! Ah! les Allemands n'auront pas de peine à venir à bout de vous!
Sur ces entrefaites, la pauvre Misiá Petrona mourut. Héléna, avertie par Marcel, se présenta au domaine pour voir une dernière fois sa mère dans le cercueil; et Marcel, profitant de l'occasion, réussit enfin à vaincre l'obstination du vieux. Après une longue résistance, Madariaga se laissa fléchir.
– Eh bien, je leur pardonne. Je le fais pour la pauvre défunte et pour toi. Qu'Héléna reste à la maison, et que son vilain Allemand la rejoigne.
D'ailleurs le vieux fut intraitable sur la question des arrangements domestiques. Il se refusa absolument à considérer Hartrott comme un membre de la famille: celui-ci ne serait qu'un employé placé sous les ordres de Marcel, et il logerait avec ses enfants dans un des bâtiments de l'administration, comme un étranger. Karl accepta tout cela et beaucoup d'autres choses encore. Madariaga ne lui adressait jamais la parole, et, lorsque Héléna saisissait quelque prétexte pour amener au grand-père le petit Julio:
– Le marmot de ton chanteur! disait-il avec mépris.
Il semblait que le qualificatif de «chanteur» signifiât pour lui le comble de l'ignominie.
Le temps s'écoula sans apporter beaucoup de changement à la situation. Marcel, à qui Madariaga avait entièrement abandonné le soin du domaine, aidait sous main son beau-frère et sa belle-sœur, et Hartrott lui en montrait une humble gratitude. Mais le vieux s'obstinait à affecter vis-à-vis de «la romantique» et de son mari une dédaigneuse indifférence.
Après six ans de mariage, la femme de Marcel mit au monde un garçon qu'on appela Jules. A cette époque, sa sœur Héléna avait déjà trois enfants. Six ans plus tard, Luisa eut encore une fille, qui fut nommée Luisa comme sa mère, mais que l'on surnomma Chichi. Les Hartrott, eux, avaient alors cinq enfants.
Le vieux Madariaga, qui baissait beaucoup, avait étendu à ces deux lignées la partialité qu'il ne perdait aucune occasion de témoigner aux parents. Tandis qu'il gâtait de la façon la plus déraisonnable Jules et Chichi, les emmenait avec lui dans le domaine, leur donnait de l'argent à poignées, il était aussi revêche que possible pour les rejetons de Karl et il les chassait comme des mendiants, dès qu'il les apercevait. Marcel et Luisa prenaient la défense de leurs neveux, accusaient le grand-père d'injustice.
– C'est possible, répondait le vieux; mais comment voulez-vous que je les aime? Ils sont tout le portrait de leur père: blancs comme des chevreaux écorchés, avec des tignasses queue de vache; et le plus grand porte déjà des lunettes!
En 1903, Karl Hartrott fit part d'un projet à Marcel Desnoyers. Il désirait envoyer ses deux aînés dans un gymnase d'Allemagne; mais cela coûterait cher, et, comme Desnoyers tenait les cordons de la bourse, il était nécessaire d'obtenir son assentiment. La requête parut raisonnable à Marcel, qui avait maintenant la disposition absolue de la fortune de Madariaga; il promit donc de demander au vieillard pour Hartrott l'autorisation de conduire ces enfants en Europe, et de sa propre initiative, il se chargea de fournir à son beau-frère les fonds du voyage.
– Qu'il s'en aille à tous les diables, lui et les siens! répondit le vieux. Et puissent-ils ne jamais revenir!
Karl, qui fut absent pendant trois mois, envoya force lettres à sa femme et à Desnoyers, leur parla avec orgueil de ses nobles parents, leur déclara qu'en comparaison de l'Allemagne tous les autres peuples étaient de la gnognote; ce qui n'empêcha point qu'au retour il continua de se montrer aussi humble, aussi soumis, aussi obséquieux qu'auparavant.
Quant à Jules et à Chichi, leurs parents, pour les soustraire aux gâteries séniles de Madariaga, les avaient mis, le premier dans un collège, la seconde dans un pensionnat religieux de Buenos-Aires. Ni l'un ni l'autre n'y travaillèrent beaucoup: habitués à la liberté des espaces immenses, ils s'y ennuyaient comme dans une geôle. Ce n'était pas que Jules manquât d'intelligence ni de curiosité; il lisait quantité de livres, n'importe lesquels, sauf ceux qui lui auraient été utiles pour ses études; et, les jours de congé, avec l'argent que son grand-père lui prodiguait en cachette, il faisait l'apprentissage prématuré de la vie d'étudiant. Chichi, elle non plus, ne s'appliquait guère à ses études; vive et capricieuse, elle s'intéressait beaucoup plus à la toilette et aux élégances citadines qu'aux mystères de la géographie et de l'arithmétique; mais elle avait le meilleur caractère du monde, gai, primesautier, affectueux.
Madariaga, privé de la présence de ces enfants, était comme une âme en peine. Plus qu'octogénaire, ayant l'oreille dure et la vue affaiblie, il s'obstinait encore à chevaucher, malgré les supplications de Luisa et de Marcel qui redoutaient un accident; bien plus, il prétendait faire seul ses tournées, se mettait en fureur si on lui offrait de le faire accompagner par un domestique. Il partait donc sur une jument bien docile, dressée exprès pour lui, et il errait de rancho en rancho5. Lorsqu'il arrivait, une métisse mettait vite sur le feu la bouillotte du maté, une fillette lui offrait la petite calebasse, avec la paille pour boire le liquide amer. Et parfois il restait là tout l'après-midi, immobile et muet, au milieu des gens qui le contemplaient avec une admiration mêlée de crainte.
Un soir, la jument revint sans son cavalier. Aussitôt on se mit en quête du vieillard, qui fut trouvé mort à deux lieues de la maison, sur le bord d'un chemin. Le centaure, terrassé par la congestion, avait encore au poignet cette cravache qu'il avait si souvent brandie sur les bêtes et sur les gens.
Madariaga avait déposé son testament chez un notaire espagnol de Buenos-Aires. Ce testament était si volumineux que Karl Hartrott et sa femme eurent un frisson de peur en le voyant. Quelles dispositions terribles le défunt avait-il pu prendre?
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Ferme où l'on fait l'élevage. – G. H.