Mémoires du Baron de Bonnefoux, Capitaine de vaisseau, 1782-1855. Baron de Pierre-Marie-Joseph Bonnefoux
supérieurs de cinquante n'en feraient pas autant; mais il n'est rien de tel pour former la jeunesse que la guerre et les révolutions! Cosmao est un ami que je n'ai pas revu depuis la Société!
Le second événement fut l'attaque du convoi par deux frégates anglaises. Nos navires marchands furent mis à l'ancre entre la terre et les bâtiments de guerre, qui s'embossèrent pour prêter côté, et pour combattre les frégates. Celles-ci s'approchèrent; nous tirâmes dessus, et comme la corvette portait du 24, nous les atteignîmes de loin; ce gros calibre fut, sans doute, ce qui fit changer leur résolution; car elles prirent le large, et se contentèrent de nous observer; mais nous appareillâmes pendant la nuit et, au point du jour, nous gagnâmes le petit port de Benodet64. Dans ce trajet, le commandant pensa que nous serions peut-être attaqués par les embarcations armées des frégates, à l'effet d'essayer de couper ou d'enlever quelque traîneur du convoi; aussi nous passâmes la nuit dans la plus grande vigilance et armés jusqu'aux dents. Toutefois il n'en fut rien; et mon espoir fut encore déçu, d'ajouter à l'expérience que me donnaient mes voyages, le haut enseignement d'une mêlée ou d'un combat.
Lors d'une de nos relâches à Brest, M. de Bonnefoux me fit passer sur le vaisseau le Dix-Août65, qui devait faire campagne, et qui était commandé par M. Bergeret66, jeune capitaine de vaisseau de trente ans, renommé pour sa belle défense de la frégate la Virginie67; aujourd'hui vice-amiral, préfet maritime à Brest68, et qui possédait tout ce qu'il faut pour conduire, diriger, former, enthousiasmer la jeunesse. Augier était parvenu à quitter le Jean-Bart et il allait partir dans une autre direction; ainsi il était encore à Brest, et j'eus le bonheur de recevoir ses adieux; il me fit promettre de ne prendre aucun moment de repos que je ne fusse enseigne de vaisseau, et, jusqu'à ce moment, de ne me permettre aucune distraction, pas seulement celle de la lecture d'un roman ou d'un ouvrage d'agrément; il voulut enfin que tous mes moments, toutes mes facultés fussent, sans exception, pour l'étude et pour la navigation. Je promis tout; je tins tout.
Cependant les ordres du Dix-Août furent changés; ses courses se bornèrent à quelques promenades dans l'Iroise69, à Bertheaume70, à Camaret71, lieux voisins de Brest, et où le commandant Bergeret exerçait son équipage avec l'actif entraînement qu'il savait si bien inspirer. Qu'il y avait loin de là au commandant du Jean-Bart, et que j'étais heureux d'en pouvoir faire la comparaison! J'étais content de tout; je l'étais des autres; je l'étais de moi; et quand je venais à penser qu'un an s'était à peine écoulé depuis que j'étais un enfant, un petit polisson, puis un novice, puis un écolier, je me sentais comme émerveillé. Je correspondais, d'ailleurs, fort exactement avec mon père, avec ma sœur; et quand ce n'eût été ma conscience, leurs lettres m'auraient amplement récompensé de mes fatigues, de mes travaux.
Il y avait à bord du vaisseau le Dix-Août huit aspirants de la Marine, avec quatre desquels je me liai étroitement, et dont je vais te parler pour te donner quelques idées sur la destinée de la quantité de jeunes gens qui se lancent annuellement dans la carrière du service militaire. Tu y verras peut-être aussi l'influence que leur conduite particulière peut avoir sur cette destinée.
Deux d'entre eux, Moreau et Verbois, étaient, comme moi, de la 1re classe. Moreau72, né à Saint-Domingue, ex-élève très distingué de l'École polytechnique avait un jour rêvé, devant une gravure des boulevards, une nouvelle révolution dans sa patrie, son retour sous la domination de la France, le rétablissement de sa fortune, et le paiement de la dette de sa reconnaissance envers une famille généreuse qui l'avait fait élever, à peu près et avec non moins de succès qu'il était advenu, quelques années auparavant, à l'illustre d'Alembert. Son exaltation fut si forte qu'il s'évanouit sur le pavé. On le porta dans une maison voisine; il n'en sortit que pour renoncer au poste de répétiteur de l'École polytechnique, aller s'embarquer et passer son examen pour la Marine. Il avait été recommandé au commandant Bergeret, et celui-ci avait reçu ce brillant sujet, comme peu d'hommes au pouvoir savent accueillir un jeune homme de grande espérance. La taille élevée de Moreau, le caractère sévère de sa figure, son costume original, son organe pénétrant, sa parole incisive, l'impétuosité de ses mouvements, le ton d'autorité de son regard, tout en faisait un être à part, tout révélait qu'il n'y avait rien au-dessus de son ambition. Je crois être l'aspirant du Dix-Août qu'il a préféré, mais je ne dis pas aimé, car la nature ne donne pas tout à la fois; et, malheureusement pour ceux dont la tête est si supérieurement organisée, le cœur est ordinairement froid et subordonné aux volontés de l'esprit.
Verbois était aussi un excellent sujet73. S'il avait infiniment moins de moyens ou d'instruction que Moreau, il avait pourtant fait ses études avec distinction; et il avait le caractère si aimant qu'on était naturellement attiré vers lui, vers ses manières affectueuses, et qu'on ne pouvait le connaître sans lui vouer son amitié.
Venaient ensuite, par rang de grade et d'âge, Hugon et Saint-Brice; Hugon74 avait quelque chose de Moreau, beaucoup de Verbois, mais par-dessus tout un sang-froid admirable, toute l'activité possible, une persévérance à toute épreuve, une audace dans le danger que rien ne pouvait arrêter, et, avec cela, une gaieté charmante, très convenablement assaisonnée de malice et de bonté. J'ai longtemps navigué avec lui; je lui ai toujours dit que la Marine n'aurait jamais de meilleur officier que lui, et je ne me suis pas trompé; il l'a prouvé partout, particulièrement à Navarin75, à Alger76 et à Lisbonne77. Il est aujourd'hui contre-amiral78, et, pour moi, c'est toujours un frère.
Quant à Saint-Brice, c'était l'amabilité personnifiée; mais il avait tous les penchants vicieux, tous les goûts absurdes de la jeunesse, quand elle est trop livrée à elle-même, et une horreur innée pour le travail ou l'étude. Jamais mémoire ne fut plus heureuse, esprit plus vif, intelligence plus parfaite! Que d'avenir il y avait dans ce jeune homme, s'il avait pu se soumettre à une vie régulière et appliquée! mais cette faiblesse de ne pouvoir résister à aucun de ses désirs le portait à mille désordres. Quelquefois il nous entraînait nous-mêmes; mais jamais nous ne pouvions le ramener à nous. Enfin, jeune encore, il est mort victime de ses excès.
Tels étaient les plus remarquables des camarades que j'avais sur le Dix-Août, et nous nous serrions fortement les uns contre les autres pour résister aux tribulations que nous avions à supporter de la plupart des officiers du temps, et à l'injustice, à l'insouciance du Gouvernement d'alors. Les équipages étaient à peine vêtus, à peine nourris; les vivres étaient de qualité inférieure, les bâtiments mal tenus; on ne payait enfin ni traitement de table, ni solde, à tel point qu'il a existé des vaisseaux où les aspirants n'avaient qu'une capote pour eux tous; c'était celui de quart ou de corvée qui en avait la jouissance momentanée. À cet âge, on supporte tous ces désagréments assez bien. Mais les matelots, qui sont souvent mariés et dont les familles mouraient de faim, ne le prenaient pas aussi philosophiquement; or ceci augmentait encore la difficulté de notre position. Par la suite, l'empereur mit ordre à tout cela, et il fit même remettre une partie de l'arriéré; quant au reste, il n'a jamais été restitué, et aujourd'hui il y a prescription. Ces sommes n'ont pas été perdues pour tout le monde. Gardez-les, vous qui les avez; mais, en grâce, n'y revenez pas, et laissez-nous en paix.
Cependant M. de Bonnefoux me fit appeler un jour et me dit que le général Bernadotte (aujourd'hui roi de Suède), en mission à Brest, et qui logeait dans son hôtel, avait perdu un jeune aide de camp, qu'il l'avait prié de lui désigner un officier pour le remplacer, et il ajouta: «Vous pouvez être cet officier, car il est facile,
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Commune du département du Finistère, arrondissement de Quimper, canton de Fouesnant. Benodet se trouve à l'embouchure de l'Odet.
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Le vaisseau
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Jacques Bergeret, né le 15 mai 1771 à Bayonne, partit à l'âge de douze ans pour Pondichéry, en qualité de mousse sur le navire de commerce
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Combat dans la Manche contre le vaisseau anglais,
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En 1835. Le vice-amiral Bergeret, créé sénateur en 1852, est mort à Paris le 26 août 1857, survivant ainsi de près de deux ans à son ancien aspirant du
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«Espace de mer à l'ouest du département du Finistère, limité au nord par l'archipel d'Ouessant avec la chaussée des Pierres-Noires et par la terre ferme du cap Saint-Matthieu au goulet de Brest; au sud par la chaussée de Sein et la partie du promontoire qui s'étend jusqu'à Audierne; enfin, à l'est par les terres du Toulinguet et du cap de la Chèvre.» (C. Delavaud,
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L'anse de Bertheaume se trouve à quelques lieues de Brest, dans la commune de Plougonvelin, non loin de la pointe Saint-Matthieu. À l'entrée de l'anse, un fort construit sur un rocher isolé, porte le nom de château de Bertheaume. Tant que dura le blocus de Brest, les navires en rade se bornèrent à naviguer entre Brest et Bertheaume. Aussi un mauvais plaisant rédigea-t-il l'épitaphe suivante pour l'amiral Ganteaume, ou Gantheaume qui avait commandé l'escadre de Brest pendant un certain temps:
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Commune du département du Finistère, arrondissement de Châteaulin, à l'extrémité de la presqu'île de Crozon, qui sépare la rade de Brest de la baie de Douarnenez. Camaret se trouve au-delà du
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Charles Moreau.
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Je n'ai pu, à mon grand regret, me procurer aucun renseignement sur Verbois qui, comme on le verra ci-après, fut enlevé en deux heures par la dysenterie à bord du
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Gaud-Aimable Hugon, né le 31 janvier 1783 à Granville, aujourd'hui département de la Manche. Mousse, novice, matelot et aspirant sur les bâtiments de l'État du 17 décembre 1795 au 4 juillet 1805.
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À la bataille de Navarin, le capitaine de vaisseau Hugon commandait la frégate
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Le capitaine de vaisseau Hugon prit part à l'expédition d'Alger, comme commandant supérieur d'une flottille.
77
Où il a commandé la station navale.
78
Depuis le 1er mars 1831. Postérieurement au moment où M. de Bonnefoux écrivait ces lignes, M. Hugon a été créé successivement vice-amiral, baron, sénateur du second Empire.