Un Coeur de femme. Paul Bourget

Un Coeur de femme - Paul Bourget


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Un Coeur de femme

      I

      UN ACCIDENT DE VOITURE

      Par une bleue et claire après-midi du mois de mars 1881 et vers les trois heures de relevée, une des vingt «plus jolies femmes» du Paris d'alors, – comme disent les journaux, – Mme la comtesse de Candale, fut la victime d'un accident aussi désagréable qu'il peut être dangereux et qu'il est vulgaire. Comme son cocher tournait l'angle de l'avenue d'Antin pour gagner la descente des Champs-Élysées, le cheval du coupé prit peur, fit un écart et s'abattit en heurtant la voiture contre le trottoir si maladroitement que le brancard de gauche cassa net. La comtesse en fut quitte pour une forte secousse et quelques secondes d'un subit saisissement nerveux. Mais toutes les combinaisons de sa journée se trouvaient bousculées du coup; or la liste en était longue, à juger par l'ardoise blanche encadrée de cuir et placée sur le devant de la voiture avec la petite pendule et le portefeuille aux cartes de visite. Aussi le joli visage de la jeune femme, ce mince visage aux traits délicats, au profil ténu, aux frais yeux bleus et qu'éclairait une si chaude nuance de cheveux blonds, exprimait-il une contrariété voisine de la colère tandis qu'elle descendait de son coupé au milieu d'une foule déjà compacte. La curiosité générale dont elle se vit l'objet acheva de la mettre en méchante humeur, et ce fut avec une voix très dure, elle si juste d'ordinaire, si indulgente même pour ses gens, qu'elle dit au valet de pied:

      – «François, aussitôt que le cheval sera debout, vous laisserez ce maladroit d'Aimé se débrouiller tout seul… Vous irez au cercle de la rue Royale. Il me faut une voiture avant une demi-heure chez Mme de Tillières.»

      Et elle s'achemina, de son pied chaussé de bottines presque trop fines pour la moindre marche, vers la rue Matignon, où habitait l'amie dont elle venait de jeter le nom au pauvre François. Ce dernier, un grand garçon tout penaud dans sa longue livrée brune, pâle encore de l'effroi que lui avait causé la chute du cheval, n'avait pas fini de répondre: – «Oui, madame la comtesse,» que déjà son camarade, dégringolé du siège et rouge, lui, d'humiliation, le gourmandait sur sa gaucherie à l'aider. Mais Mme de Candale avait fendu la masse des curieux. Elle ne songeait plus qu'au bouleversement de son après-midi.

      – «Oui, le maladroit!» se disait-elle, «il faut que cela m'arrive le jour où je suis le plus pressée… Pourvu encore que Juliette soit chez elle?.. Si elle n'est pas là, tant pis, j'attendrai chez sa mère… Je voudrais pourtant bien la trouver… Il y a une semaine tantôt que nous ne nous sommes vues. À Paris, on n'a le temps de rien…»

      Tout en se tenant ce discours intérieur, elle allait, portant haut sa petite tête coiffée d'une délicieuse capote de couleur mauve, sa souple taille dessinée dans un long manteau gris presque ajusté avec une bordure de plumes de la même nuance. Elle allait, regardée par les passants, de ce regard où une femme peut lire, dans sa jeunesse le triomphe, dans sa vieillesse la défaite de sa beauté. Quand la promeneuse a cet air «grande dame» qu'avait Gabrielle de Candale et qui, même aujourd'hui, ne s'imite pas, c'est toute une comédie de la part de celui qui croise cette femme. Il la croise, et vous diriez qu'il ne l'a pas vue. Mais attendez qu'elle soit à deux pas et observez le geste rapide par lequel il se retourne, une fois, deux fois, trois fois, pour la suivre des yeux. Que les physiologistes expliquent ce mystère! Elle n'a pas eu besoin, elle, de se retourner, pour être sûre de l'effet produit, et, que les moralistes expliquent cet autre mystère, elle est toujours flattée de cet effet, le passant fût-il bossu, bancroche ou manchot, et quand bien même elle porterait, comme Mme de Candale, un des grands noms historiques de France! Certes, celle-là n'avait pas dans son monde la réputation d'être une coquette. Elle venait d'échapper à un vrai danger. Elle devrait se passer de son coupé neuf pendant quelque temps peut-être, – un coupé anglais, très profond, avec des fenêtres étroites, commandé à Londres sur ses indications spéciales, et dont elle jouissait depuis deux mois à peine. C'était sans doute un cheval perdu, – le meilleur de l'écurie. Autant de motifs pour arriver maussade à la maison de la rue Matignon. Et pourtant, lorsqu'elle pesa, de sa main gantée, sur le lourd battant de la vieille porte cochère, la charmante Sainte, comme l'appelait justement l'amie à qui elle venait demander asile, ne montrait plus entre ses sourcils dorés la même barre d'irritation. Elle avait goûté, durant ces cinq minutes de marche, le plaisir de se sentir très jolie, au coup d'œil lancé par quelques admirateurs anonymes, et les Saintes le savourent avec d'autant plus de friandise, ce plaisir si féminin, qu'elles se permettent moins d'être femmes. Celle-ci avait même son expression à demi mutine des jours de gaîté, tandis qu'elle traversait la cour et qu'elle gagnait là-bas au fond, à gauche, un petit escalier à perron abrité dans une cage de verre. Mais ce pouvait être la joie de savoir, par la réponse du concierge, que Mme de Tillières n'était pas sortie. Trouver tout de suite une confidente à qui l'on raconte les péripéties d'un accident, d'ailleurs inoffensif, c'est de quoi se réjouir presque de l'accident, et, tout en poussant le bouton du timbre, la comtesse souriait à cette pensée:

      – «Je suis sûre que mon amie aura encore plus peur que moi…»

      Quoique neuf années à peine aient passé sur les événements dont cette visite inattendue fut le prologue, combien de personnes à Paris, et même dans la société de Mme de Candale, se rappellent la charmante et mystérieuse femme que cette dernière appelait ainsi «mon amie» tout court, lorsqu'elle s'en parlait à elle-même, dans le silence de son cœur, et à voix haute, lorsqu'elle en parlait aux autres? Aussi ne sera-t-il pas inutile, pour l'intelligence de cette aventure, d'esquisser au moins en quelques lignes le portrait de cette disparue qui, dès ce temps-là, était un peu une inconnue, même pour les amis de son amie. Mais quoi! Mme de Tillières était une de ces mondaines à côté du monde, réservées et modestes jusqu'à l'effacement, qui déploient à passer inaperçues autant de diplomatie que leurs rivales à éblouir et à régner. D'ailleurs, n'y avait-il pas comme un symbole de ce caractère et une preuve de ce goût pour une demi-retraite dans le simple choix de cette habitation, sur l'étroit perron de laquelle se dessinait à cette minute l'aristocratique silhouette de Gabrielle? Une atmosphère de solitude flottait autour de cette maison séparée du corps principal de bâtiments par une cour, et enveloppée de jardins du côté qui regarde la rue du Cirque. Mais cette rue Matignon tout entière, avec le long mur qui la borde d'une part, avec les vieilles demeures qui n'ont pas changé depuis le dernier siècle, évitée comme elle est des voitures de maîtres, qui préfèrent aller des Champs-Élysées au faubourg Saint-Honoré par l'avenue d'Antin, n'est-elle pas, à de certaines heures, comme un paradoxe de tranquillité provinciale dans ce quartier si moderne et si vivant? Même le petit escalier isolé dans sa guérite de verre avait sa physionomie originale. Ses cinq marches tendues d'un tapis aux couleurs passées se terminaient par une porte, vitrée, elle aussi, dans sa partie supérieure, afin de donner de la lumière à une antichambre, et garnie à l'intérieur par des rideaux rouges. Ce n'était ni le pavillon vulgaire, puisque la maison comptait quatre étages, ni l'hôtel proprement dit, puisque Mme de Tillières et sa mère, Mme de Nançay, habitaient seulement le rez-de-chaussée et le premier; et c'était pourtant un logis bien à elles, car elles avaient fait installer un escalier interne qui réunissait leurs appartements et leur épargnait l'escalier commun dont l'entrée à droite faisait pendant à la petite cage de verre. Sans exagérer la signification de ces riens, de même que l'étalage du luxe suppose toujours quelque vanité, la préférence donnée à une demeure un peu mélancolique, dans une rue un peu séparée, révèle plutôt un certain quant à soi, et comme une peur des succès de société. Et puis, si Mme de Tillières ne s'était pas étudiée de toutes façons à défendre son intimité, aurait-elle résolu l'invraisemblable problème de rester veuve à vingt ans et de passer les dix années qui suivirent ce veuvage, à Paris, libre, riche et délicieuse, sans presque faire répéter son nom?

      S'il est donc naturel que les indifférents aient déjà oublié cette femme très peu semblable aux élégantes de cette fin de siècle, en revanche, ses quelques amis, – oh! pas nombreux, – s'intéressaient dès lors à elle avec un fanatisme que le temps n'a pas diminué. Aux curieux qui s'étonnaient qu'une aussi jolie personne consumât ses jeunes années dans cette sorte de pénombre, ces amis répondaient invariablement par cette phrase: «Elle a tant souffert!» et chacun la prononçait sur un ton qui indiquait des confidences trop délicates, trop sincères pour être redites. La tragédie qui avait rendu Juliette veuve justifiait trop cette explication de son caractère. Le marquis Roger de Tillières,


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