Madeleine jeune femme. Boylesve René
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Madeleine jeune femme
AU LECTEUR
Dans mon précédent roman, La Jeune fille bien élevée, j'avais composé sans arrière-pensée le récit de la vie d'une jeune fille élevée comme on l'était assez communément en province au siècle dernier. Et c'est le problème de l'éducation de la jeune fille que l'on a voulu voir traité dans mon sujet. Ma prétention n'avait jamais été si grande! Les uns ont cru que j'attaquais les méthodes anciennes; les autres ont découvert chez moi d'incontestables complaisances pour les usages d'autrefois. C'est que je décrivais tout bonnement l'état d'esprit d'une jeune fille à une époque donnée, et rien de plus. Mon héroïne était née en un temps où l'esprit d'examen, le goût critique et l'appétit d'«affranchissement» étaient de mode: ce n'était pas moi, peintre, qui gémissais sous le poids des coutumes provinciales, c'était mon modèle que je voyais ainsi endolori. Et si je manifestais d'autre part une considération pour les «préjugés» ou les gens du vieux temps, ce n'était pas moi qui conseillais à mes contemporains le retour à l'antique, c'était mon modèle qui, décelant malgré soi sa vérité profonde, affirmait, malgré soi, un attachement plus ferme et plus résistant que les entraînements du jour, à ses soutiens, à ses abris séculaires.
Si j'eusse été un moraliste ou un sociologue, j'eusse pris parti, j'eusse incliné le sens de mon livre vers le passé ou vers ce que l'on croit l'avenir; romancier, je ne suis que du parti de la vérité humaine, qui est complexe, obscure quelquefois, mais qui est légitime, et plus forte, plus riche en substance que nos clartés artificielles destinées à favoriser une manie de rangement étiqueté, de classement provisoire, ou bien à ménager notre paresse.
Ce n'est pas nous qui décidons dans notre cabinet: «Je veux que telle figure soit ainsi»; mais c'est la figure qui répond à notre évocation, à notre curiosité, à nos soins, et nous récompense finalement par son aveu: «Voilà toutes les diverses faces que j'ai.» Nous ne sommes tout à fait maîtres ni de nos personnages ni de notre roman. S'il est vrai que notre cœur, nos sens et notre esprit les pénètrent, s'il est vrai qu'il n'y a point, à proprement parler, de littérature impersonnelle, il ne l'est pas moins que ce rudiment de notre personnalité échappé de nous et gagnant nos fictions n'est en somme que la qualité particulière de notre intuition d'une réalité étrangère à nous. Là, peut-être, se concilient et le caractère «objectif», comme on dit aujourd'hui, des œuvres qui ne sont pas pur lyrisme, et cette direction, sensible en toutes les belles œuvres, intérieure et voilée souvent plutôt qu'ostensible, et qui est moins le résultat d'une délibération que l'ordre secret du génie.
Ma conviction est que le romancier, en donnant son avis personnel sur le sens des tableaux de mœurs qu'il peint, rétrécit son art, et j'oserai même dire qu'il en peut fausser l'élan et diminuer la portée qui parfois dépasse l'intention et vaut mieux qu'elle.
Un roman est un miroir magique où la vie, trop vaste pour la plupart des yeux, vient se refléter en un raccourci saisissant. Que le romancier ait le pouvoir de faire apparaître cette image, c'est assez. A elle de parler. Je pense que, si l'on y tient, une morale plus forte que celle qui serait voulue par l'auteur se dégage du tableau condensé de la vie qu'un écrivain doué nous présente; et les conclusions laissées libres et pour ainsi dire en suspens au bord de l'abîme sont d'un retentissement autrement prolongé dans toutes les régions de l'homme, que celles mêmes dont un penseur sait trouver la formule lapidaire.
Une invitation à réfléchir sur la vie, longuement, profondément s'il se peut, et fût-ce avec amertume et difficulté, voilà l'action morale propre au romancier, et la limite extrême qu'elle peut atteindre pour ne point entamer la force du genre. Un moyen, emprunté aux ressources mystérieuses de l'art, de mieux connaître l'Homme, c'est la part contributive du romancier à l'action sociale. Pour différer de l'action directe, elle n'en est pas moins importante, si l'on songe que c'est par ignorance de l'homme réel et au contraire par flatterie pour quelques séduisantes idées, que les plus graves erreurs publiques sont commises, et si l'on songe que c'est par défaut de psychologie que se produisent, chaque jour, la plupart des désordres privés.
MADELEINE JEUNE FEMME
«Tout notre contentement ne consiste qu'au témoignage intérieur que nous avons d'avoir quelque perfection.»
I
L'heure la plus douloureuse de ma vie, le 9 septembre 1888, jour de mon mariage, les adieux à ma famille étant faits: le trajet de Chinon à Tours, par une chaleur torride, dans le train qui nous emmenait à Paris… Ah! que j'envie le sort de celles pour qui cette heure est l'aboutissement des rêves de la jeunesse! Moi, je partais, à la suite d'un mariage de convenance, comme on disait dans ce temps-là, avec un homme pour qui j'avais beaucoup d'estime et de gratitude, presque de l'amitié, mais point d'amour. Ce cas paraît peut-être aujourd'hui étrange, mais à cette époque nos familles s'inquiétaient peu de nos volontés, et elles avaient dressé une jeune fille de telle sorte qu'elle acceptât ce suprême sacrifice de soi-même, après beaucoup d'autres, combinés, gradués, dès longtemps accomplis, et pour ainsi dire destinés à rendre possible celui-ci. Tant de choses importantes pour la famille plus que pour notre chétive personne dépendent d'un mariage! Qu'on y songe…
Moi, j'appartenais à une famille à peu près ruinée, depuis 1873, par le dévouement de mon père à la cause monarchique, et, depuis ces dernières années, par les folies de mon frère Paul. Ma pauvre maman, toute bonne, et même ma grand'mère Coëffeteau, si autoritaire, étaient d'une égale faiblesse lorsqu'il s'agissait de Paul; une partie de ce qui devait constituer ma dot, – bien modeste! – avait dû être employée à payer des dettes où l'honneur de notre nom était engagé. Plusieurs mariages avaient manqué pour moi à cause de la dot insuffisante; peu à peu les partis tenus pour «beaux» s'écartaient et, ce qui était pire, d'autres partis affluaient au contraire, de condition moyenne, trop peu flatteuse pour l'amour-propre d'une très ancienne famille bourgeoise. Ce n'était pas moi, certes, qui avais la fringale du mariage! Mon goût, très vif, avait été de me consacrer à la musique. Des amis de Paris, musiciens, les Vaufrenard, et un vieil artiste d'Angers, M. Topfer, m'avaient affirmé que j'entrerais haut la main au Conservatoire, que je ferais une pianiste peu commune et que je pourrais gagner ma vie; mais les Vaufrenard étaient des Parisiens et M. Topfer un artiste, tandis que ma grand'mère était une bourgeoise de Chinon, – je parle du Chinon de ce temps-là; – et, à ses yeux, il n'y avait point de situation à quoi l'on pût songer, pour une jeune fille élevée comme moi, hormis le mariage, et ce qu'on appelait alors «le beau mariage». Or, comme j'allais atteindre mes vingt et un ans, ce qui est un âge, un architecte vint de Paris, réparer un petit château des environs; il me vit à l'église; il s'informa de moi et demanda ma main. Il avait trente-sept ans; il n'était ni bien ni mal; il prétendait posséder une belle situation; il jouissait du prestige d'avoir été choisi entre tous autres architectes par M. Segoing, un conseiller général de la bonne nuance; il citait les noms de ses principaux clients, des noms splendides, car il restaurait surtout les manoirs historiques; il parlait volontiers de cousins à lui, les Voulasne, qui étaient «une puissance financière», habitaient un magnifique hôtel rue Pergolèse, une villa à Dinard, et menaient ce qu'on est convenu d'appeler «la vie de Paris»; il parlait aussi d'un M. Grajat, son confrère, son «maître», un des grands concessionnaires de la future Exposition universelle; il aimait à répéter, à tout propos: «Avant cinq ans, ma femme aura sa voiture.» Tout cela ne valait pas pour moi l'accent d'un homme qui m'eût plu; mais tout cela fascinait ma famille qui venait d'éconduire un prétendant à ma main, petit pharmacien sur la place de la Gare! En outre, l'architecte de Paris n'exigeait aucune dot et ne semblait tenir qu'à une chose: épouser une jeune fille bien élevée. C'était toucher ma famille en ses points les plus sensibles. Enfin ne déclarait-il pas en outre qu'il garantissait l'avenir de mon frère?
Malgré tout, je me souviens que je n'ai, à aucun moment, donné mon consentement d'une manière positive. J'ai pris le seul parti qui fût possible à une jeune fille façonnée, modelée comme je l'étais; j'ai temporisé, j'ai imploré des sursis, j'ai demandé à Dieu, de toute ma ferveur, la grâce de me faire aimer l'homme qui, en m'épousant, assurait le bien-être de toute ma famille; je suis tombée malade; et, pendant que j'étais à bas, cet homme me montra une telle patience, une telle bonté, une si extraordinaire