Madame Corentine. Bazin René

Madame Corentine - Bazin René


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à venir, ni les succès pour la jeune femme, ni les médisances d'une petite bourgeoisie jalouse et caquetant autour d'elle. Elle avait trop d'esprit, elle riait trop, elle ne savait pas, pauvre fille de seize ans, ce que lui coûteraient son amour du bal et ses dîners chez les bourgeois riches de la contrée, dans les petits manoirs où elle se rendait avec Guillaume, dans le cabriolet remis à neuf du grand-père Jobic.

      Pendant leurs absences qui duraient parfois plusieurs jours, madame Jeanne, qui s'était occupée de commerce depuis son enfance, gouvernait l'usine, et prenait, par devoir autant que par besoin de domination, la place de son fils. Dans l'hôtel de la rue du Pavé-Neuf, elle était maîtresse aussi, l'ayant acheté de ses deniers. Guillaume, au retour, la trouvait mécontente. Elle lui montrait que ce train de vie était trop lourd, que ces relations trop hautes absorberaient et au delà les revenus du ménage, que les affaires se ressentaient de la négligence de l'homme. Elle répétait les médisances qu'on racontait, dans le cercle étroit de vieilles gens qu'elle s'était créé; elle se préoccupait, sincèrement, mue par la passion maternelle qui emplissait tout son cœur depuis la mort de M. Jobic, de savoir si les mots risqués, les inconséquences de langage ou de conduite qu'on prêtait à sa bru, pouvaient être démentis. Guillaume, très amoureux, excusait Corentine, assurait qu'on la calomniait, et malgré lui, pourtant, il retenait quelque chose des propos auxquels il ne croyait pas. Il continuait à mener sans goût, pour plaire à Corentine, la même vie que madame Jeanne appelait une vie de dissipation, et qui était simplement coûteuse et vaine: mais sa jalousie soupçonneuse de Breton, lente à éclater, avait reçu l'éveil.

      La naissance de l'enfant aurait pu tout changer. Et Guillaume espéra un moment qu'il en serait ainsi. Mais quand sa femme, heureuse d'être mère, voulut prendre dans la maison la place qui lui revenait, elle se heurta à madame Jeanne. Entre elles deux l'opposition des caractères et des éducations était complète. Elles ne s'entendaient sur rien. Les plus petites décisions prises par madame Corentine étaient blâmées par madame Jeanne, ses ordres désavoués, ses désirs prévenus en sens contraire. A propos de ce nom de Simone, inusité au pays breton, à propos du choix d'une nourrice, que l'une voulait Lannionnaise et que l'autre s'entêtait à faire venir de Tréguier, et quand madame Corentine déclara qu'elle tutoierait sa fille, ce qui ne s'était jamais fait dans la famille L'Héréec, où les enfants étaient tenus à distance par le «vous» moins tendre, il y eut des scènes violentes, des reproches, des rappels blessants de l'humble condition des Guen.

      Alors la jeune femme, se sentant à l'étroit dans l'hôtel de Lannion, surveillée, blâmée dans les choses les plus innocentes, annihilée par madame Jeanne, n'eut plus de repos que son mari n'eût consenti à reprendre l'existence mondaine de la première année.

      Et les germes de désaccord, semés entre les époux, avaient levé et grandi. Prévenu par sa mère contre la Lannionnaise, fatigué de ces luttes dont il n'était guère que le témoin attristé et trop faible, Guillaume avait mieux aperçu les défauts de sa femme, sa vanité d'enfant gâtée, son désir excessif de plaire, le vide de cette petite tête uniquement occupée des regards qui se tournaient vers elle. Il avait souffert de la voir mal jugée par les vieux bourgeois de Lannion. Ses affaires avaient pris une tournure inquiétante. Les dettes affluaient, entamant la fortune des L'Héréec, modeste en somme et considérable seulement pour le petit pays pauvre de là-bas. Et il s'était plaint, à son tour, amèrement, cruellement, comme s'il se repentait d'une patience trop longue, entêté désormais et partial comme sa mère.

      Madame Corentine revoyait, dans la chambre silencieuse de King Street, ces scènes d'autrefois, la lente désaffection, les discussions toujours renaissantes, les emportements de son mari, les hontes qu'elle avait reçues, devant les domestiques, devant l'enfant, jusqu'à cette dernière, jusqu'à ce soir où elle avait été injuriée, jetée violemment et à demi renversée sur l'angle d'un meuble, au retour d'un dîner chez les de Couëdan, où elle s'était montrée trop libre, au dire de cet homme de Tréguier, mal marié à une fille de Lannion.

      Oh! cette brutalité! la fin de tout, la fuite, le pays à demi soulevé, la retraite chez le père, l'enfant disputée en justice, Perros même devenu inhabitable, le refuge à Jersey pour vivre et pour cacher Simone! Tout ce drame rapide, elle le revécut, et sa figure s'empourpra, et tout son cœur se souleva de colère, et ses petites mains se mirent à trembler sur le bois du métier qu'elle serrait.

      Il y avait bien longtemps que madame Corentine ne s'était animée ainsi. Toute l'ancienne colère, comme elle était vive encore! Comme elle se retrouvait! Comme les mots accouraient, véhéments, contre cet homme brutal avec sa femme et faible devant sa mère!

      L'excès même de son trouble avertit madame Corentine que cette pente d'esprit était mauvaise. Elle se renversa en arrière, passa les mains sur ses yeux, soupira, et, cherchant à quoi penser pour se tirer de là, se souvint tout à coup de la lettre qu'elle avait reçue en rentrant. Elle prit l'enveloppe froissée, la déchira lentement, voulant faire durer la distraction et s'y complaisant. C'était bien une lettre de son père.

«Perros, le 24 juillet.

      «Ma chère fille,

      «Tout va bien en Perros. Sauf que la vieille mère Gode Tiec, qui mendiait son pain, n'en a plus besoin parce qu'elle est morte, il n'y a pas eu de malheur. Les terriens sont contents de leur froment, et on dit que les blés noirs sont jolis. Le fait est qu'en passant près du Hédrou, j'ai vu un morceau de lande où il pousse bien des douzaines de galettes pour la saison. Tu sais que ça ne m'intéresse qu'un peu, ces choses-là, et seulement à cause des voisins qui ont du bien au grand air.

      «Moi je n'ai pas fait belle pêche, ces jours. Je crois que le bar se fatigue de nos côtes. Il faut aller jusqu'aux îles pour le trouver, et encore! Ça m'oblige à mettre un peu plus de toile sur mon canot, qui est vieux comme moi.

      «Je te dirai, ma chère fille, que j'ai chaviré une fois, depuis ton honorée du 30 juin, par le travers de l'île Rougie. Le bateau n'a pas eu de mal, ni ton père non plus. Ceux de Ploumanac'h nous ont relevés tous deux, en moins d'une demi-heure. Ne t'inquiète pas, ça n'est pas encore mon tour, comme tu vois.

      «Je te dirai de plus que Marie-Anne va avoir son enfant dans bien peu de jours. Elle ne marche guère. Son mari est en mer, et elle voudrait bien t'avoir pour ce moment-là. Même elle aurait l'idée de te demander d'être marraine. Je sais que cela va te faire réfléchir. Elle n'osait pas t'écrire là-dessus. Moi, je m'en suis chargé, parce que la petite avait de la peine, depuis dix ans qu'elle ne t'a pas vue.

      «Embrasse ta demoiselle, qui est ma petite-fille tout de même, et crois-moi ton père dévoué.

«Capitaine Guen.»

      Madame Corentine relut la fin de la lettre. «Marraine, dit-elle à demi-voix, marraine!» Elle ne s'attendait pas à cette proposition, qui ajoutait à son trouble. Sous la phrase droite et sèche du vieux Guen, elle devinait l'émotion qu'il avait dû éprouver en écrivant cette lettre, elle entendait la conversation qu'il avait eue avec Marie-Anne, timide, épeurée par l'approche de cette maternité, désireuse d'avoir près d'elle sa sœur, «depuis dix ans qu'elle ne l'a pas vue». Et lui! il ne disait rien de lui, mais son sentiment n'était que trop clair. Pauvre père! lui non plus, depuis dix ans, n'avait pas vu sa fille, sauf une fois, à Jersey, en passant, mais sur la terre de Bretagne, chez lui, non, jamais, jamais elle n'avait voulu retourner…

      «Marraine, songea la jeune femme en froissant la lettre dépliée, non, cela ne se peut pas. Remettre le pied à Perros, moi!»

      L'intense irritation de tout à l'heure lui remontait par bouffées, et lui faisait dire «non!» Non, elle n'irait pas dans ce pays où elle avait trop souffert, d'où la méchanceté et la basse envie ameutées l'avaient fait partir…

      Pourtant, la lettre du père, qu'elle tenait serrée entre ses doigts, lui chantait comme un refrain: «Marie-Anne va avoir son enfant… Son mari est en mer… Elle voudrait…» Et cela s'insinuait, elle le sentait bien, dans son cœur de femme, malgré les révoltes de l'amour-propre et les dénégations des lèvres.

      Mauvaise soirée! Elle se leva, pour mettre un terme à ce combat intérieur. Il était l'heure de se coucher. Dans la chambre en


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