Aventures de Baron de Münchausen. Bürger Gottfried August
chevaleresques, de ces actions d'éclat qui habillent mieux un gentilhomme qu'un méchant bout de latin et de grec, ou que ces sachets d'odeur, ces grimaces et ces cabrioles des beaux esprits français.
Comme il se passa quelque temps avant que je pusse entrer au service, j'eus, pendant une couple de mois, le loisir et la liberté complète de dépenser mon temps et mon argent de la plus noble façon. Je passai mainte nuit à jouer, mainte nuit à choquer les verres. La rigueur du climat et les mœurs de la nation ont assigné à la bouteille une importance sociale des plus hautes, qu'elle n'a pas dans notre sobre Allemagne, et j'ai trouvé en Russie des gens qui peuvent passer pour des virtuoses accomplis dans ce genre d'exercice; mais tous n'étaient que de pauvres hères à côté d'un vieux général à la moustache grise, à la peau cuivrée, qui dînait avec nous à table d'hôte. Ce brave homme avait perdu, dans un combat contre les Turcs, la partie supérieure du crâne; de sorte que chaque fois qu'un étranger se présentait, il s'excusait le plus courtoisement du monde de garder son chapeau à table. Il avait coutume d'absorber, en mangeant, quelques bouteilles d'eau-de-vie et, pour terminer, de vider un flacon d'arak, doublant parfois la dose, suivant les circonstances; malgré cela, il était impossible de saisir en lui le moindre signe d'ivresse.
La chose vous dépasse, sans doute; elle me fit également le même effet: je fus longtemps avant de pouvoir me l'expliquer, jusqu'au jour où je trouvai, par hasard, la clef de l'énigme. Le général avait l'habitude de soulever de temps en temps son chapeau; j'avais souvent remarqué ce mouvement, sans m'en inquiéter autrement. Rien d'étonnant à ce qu'il eût chaud au front, et encore moins à ce que sa tête eût besoin d'air. Je finis cependant par voir qu'en même temps que son chapeau, il soulevait une plaque d'argent qui y était fixée et lui servait de crâne, et qu'alors les fumées des liqueurs spiritueuses qu'il avait absorbées s'échappaient en légers nuages. L'énigme était résolue. Je racontai ma découverte à deux de mes amis, et m'offris à leur en démontrer l'exactitude. J'allai me placer, avec ma pipe, derrière le général, et, au moment où il soulevait son chapeau, je mis avec un morceau de papier le feu à la fumée: nous pûmes jouir alors d'un spectacle aussi neuf qu'admirable. J'avais transformé en colonne de feu la colonne de fumée qui s'élevait au-dessus du général; et les vapeurs qui se trouvaient retenues par la chevelure du vieillard formaient un nimbe bleuâtre, comme il n'en brilla jamais autour de la tête du plus grand saint. Mon expérience ne put rester cachée au général; mais il s'en fâcha si peu qu'il nous permit plusieurs fois de répéter un exercice qui lui donnait un air si vénérable.
CHAPITRE II
HISTOIRES DE CHASSE
Je passe sous silence maintes joyeuses scènes dont nous fûmes acteurs ou témoins dans des circonstances analogues, parce que je veux vous raconter différentes histoires cynégétiques beaucoup plus merveilleuses et plus intéressantes que tout cela.
Je n'ai pas besoin de vous dire, messieurs, que ma société de prédilection se composait de ces braves compagnons qui savent apprécier le noble plaisir de la chasse. Les circonstances qui entourèrent toutes mes aventures, le bonheur qui guida tous mes coups, resteront parmi les plus beaux souvenirs de ma vie.
Un matin je vis, de la fenêtre de ma chambre à coucher, un grand étang, qui se trouvait dans le voisinage, tout couvert de canards sauvages. Décrochant immédiatement mon fusil, je descendis à la hâte l'escalier avec tant de précipitation que je heurtai du visage contre la porte: je vis trente-six chandelles, mais cela ne me fit pas perdre une seconde. J'allais tirer, lorsqu'au moment où j'ajustais je m'aperçus, à mon grand désespoir, que le violent coup que je m'étais donné à la figure avait en même temps fait tomber la pierre de mon fusil. Que faire? Je n'avais pas de temps à perdre. Heureusement, je me rappelai ce que j'avais vu quelques instants auparavant. J'ouvris le bassinet, je dirigeai mon arme dans la direction du gibier et je m'envoyai le poing dans l'un de mes yeux. Ce coup vigoureux en fit sortir un nombre d'étincelles suffisant pour allumer la poudre; le fusil partit, et je tuai cinq couples de canards, quatre sarcelles et deux poules d'eau. Cela prouve que la présence d'esprit est l'âme des grandes actions. Si elle rend d'inappréciables services au soldat et au marin, le chasseur lui doit aussi plus d'un heureux coup.
Ainsi, par exemple, je me souviens qu'un jour je vis sur un lac, au bord duquel m'avait amené une de mes excursions, quelques douzaines de canards sauvages, trop disséminés pour qu'il me fût permis d'espérer en atteindre d'un seul coup un nombre suffisant. Pour comble de malheur, ma dernière charge était dans mon fusil, et j'aurais précisément voulu les rapporter tous, ayant à traiter chez moi nombre d'amis et de connaissances.
Je me souvins alors que j'avais encore dans ma carnassière un morceau de lard, reste des provisions dont je m'étais muni en partant. J'attachai ce morceau de lard à la laisse de mon chien que je dédoublai et dont j'attachai les quatre fils bout à bout; puis je me blottis dans les joncs du bord, lançai mon appât, et j'eus bientôt la satisfaction de voir un premier canard s'en approcher vivement et l'avaler. Les autres accoururent derrière le premier, et comme, l'onctuosité du lard aidant, mon appât eut bientôt traversé le canard dans toute sa longueur, un second l'avala, puis un troisième, et ainsi de suite. Au bout de quelques instants mon morceau de lard avait voyagé à travers tous les canards, sans se séparer de sa ficelle: il les avait enfilés comme des perles. Je revins tout joyeux sur le bord, je me passai cinq ou six fois la ficelle autour du corps et sur les épaules, et m'en retournai à la maison.
Comme j'avais encore un bon bout de chemin à faire, et que cette quantité de canards m'incommodait singulièrement, je commençai à regretter d'en avoir tant pris. Mais sur ces entrefaites il survint un événement qui, au premier moment, me causa quelque inquiétude. Les canards étaient encore tous vivants: revenus peu à peu de leur premier étourdissement, ils se mirent à battre de l'aile et à m'enlever en l'air avec eux. Tout autre que moi eût assurément été fort embarrassé. Mais moi j'utilisai cette circonstance à mon profit, et, me servant des basques de mon habit comme de rames, je me guidai vers ma demeure. Arrivé au-dessus de la maison, lorsqu'il s'agit de parvenir à terre sans me rien casser, je tordis successivement le cou à mes canards, et je descendis par le tuyau de la cheminée, et, à la grande stupéfaction de mon cuisinier, je tombai sur le fourneau qui par bonheur n'était pas allumé.
J'eus une aventure à peu près semblable avec une compagnie de perdreaux. J'étais sorti pour essayer un nouveau fusil, et j'avais épuisé ma provision de petit plomb, lorsque, contre toute attente, je vis se lever sous mes pieds une compagnie de perdreaux. Le désir d'en voir le soir même figurer quelques-uns sur ma table m'inspira un moyen que, sur ma parole, messieurs, je vous conseille d'employer en pareille circonstance. Dès que j'eus remarqué la place où le gibier s'était abattu, je chargeai rapidement mon arme et j'y glissai en guise de plomb ma baguette, dont je laissai dépasser l'extrémité hors du canon.
Je me dirigeai vers les perdreaux, je tirai au moment où ils prenaient leur vol, et, à quelques pas de là, ma baguette retomba ornée de sept pièces, qui durent être fort surprises de se trouver si subitement mises à la broche; ce qui justifie le proverbe qui dit: «Aide-toi, le ciel t'aidera.»
Une autre fois, je rencontrai dans une des grandes forêts de la Russie un magnifique renard bleu. C'eût été grand dommage de trouer cette précieuse fourrure d'une balle ou d'une décharge de plomb. Maître renard était tapi derrière un arbre. Je retirai aussitôt la balle du canon et la remplaçai par un bon clou: je fis feu, et si habilement, que la queue du renard se trouva fichée à l'arbre. Alors je m'avançai tranquillement vers lui, je pris mon couteau de chasse et lui lis sur la face une double entaille en forme de croix; je pris ensuite mon fouet et le chassai si joliment hors de sa peau que c'était plaisir à voir.
Le hasard et la chance se chargent souvent de réparer nos fautes; en voici un exemple. Un jour, je vois dans une épaisse forêt une laie et un marcassin qui courent sur moi. Je tire, et les manque. Mais voilà le marcassin qui continue sa route, et la laie qui s'arrête immobile comme fichée au sol. Je m'approche pour chercher la cause de cette immobilité, et je m'aperçois que j'avais affaire à une laie aveugle, qui tenait entre ses dents la queue du marcassin, lequel, dans sa piété filiale, lui servait de guide. Ma balle, ayant passé entre les deux bêtes, avait coupé le fil conducteur, dont la vieille