L'autre monde ou Histoire comique des Etats et Empires de la Lune. Cyrano de Bergerac

L'autre monde ou Histoire comique des Etats et Empires de la Lune - Cyrano  de Bergerac


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au jour ont souffert de semblables lacunes, dans la crainte (s’ils en avaient entrepris le supplément) de ne pas cadrer à la pensée de l’Auteur. Ceux de Pétrone sont de ce nombre-là; mais on ne laisse pas d’en admirer les beaux fragments, comme on fait des restes de l’ancienne Rome.

      Peut-être, toutefois, que, sans mettre ces choses en considération, le Critique, qui ne se dément jamais, biaisant au reproche qu’il pourrait encourir s’il attaquait un mort, changera seulement d’objets, et prétendra me rendre caution de l’événement de ce Livre, sous ombre que je me suis donné le soin de son impression; mais j’appelle dès à présent de son sentiment à celui des Sages, qui me dispenseront toujours d’être responsable des faits d’autrui, et de rendre raison d’un pur effet de l’imagination de mon ami, qui lui-même n’aurait pas entrepris d’en donner de plus solides que celles qu’on rend ordinairement des fables et des romans.

      Je dirai seulement, par forme de manifeste en sa faveur, que sa chimère n’est pas si absolument dépourvue de vraisemblance, qu’entre plusieurs grands hommes anciens et modernes, quelques-uns n’aient cru que la Lune était une terre habitable; d’autres, qu’elle était habitée; et d’autres plus retenus, qu’elle leur semblait telle. Entre les premiers et les seconds, Héraclite a soutenu qu’elle était une terre entourée de brouillards; Xénophon, qu’elle était habitable; Anaxagoras, qu’elle avait des collines, des vallées, des forêts, des maisons, des rivières et des mers; et Lucien, qu’il y avait vu des hommes avec lesquels il avait conversé et fait la guerre contre les habitants du Soleil; ce qu’il conte toutefois avec beaucoup moins de vraisemblance et de gentillesse d’imagination que Monsieur de Bergerac. En quoi certainement les modernes l’emportent sur les anciens, puisque les Gansars, qui y portèrent l’Espagnol, dont le Livre parut ici, il y a douze ou quinze ans, les bouteilles pleines de rosée, les fusées volantes et le chariot d’acier de Monsieur de Bergerac, sont des machines bien plus agréablement imaginées que le vaisseau dont se servit Lucien, pour y monter. Enfin, entre les derniers, le Père de Mersenne, (dont la grande piété et la science profonde ont été également admirées de ceux qui l’ont connu), a douté si la Lune n’était pas une terre, à cause des eaux qu’il y remarquait, et que celles qui environnent la terre où nous sommes en pourraient faire conjecturer la même chose à ceux qui en seraient éloignés de soixante demi-diamètres terrestres, comme nous sommes de la Lune. Ce qui peut passer pour une espèce d’affirmation, parce que le doute, dans un si grand homme, est toujours fondé sur une bonne raison, au moins sur plusieurs apparences qui y équipollent. Gilbert se déclare plus précisément sur le même sujet, car il veut que la Lune soit une terre, mais plus petite que la nôtre, et il s’efforce de le prouver par les convenances qui sont entre celle-ci et celle-là. Henry le Roy et François Patrice sont de ce sentiment, et expliquent fort au long sur quelles apparences ils se fondent, soutenant enfin que notre Terre et la Lune se servent de Lunes réciproquement.

      Je sais que les Péripatéticiens ont été d’opinion contraire, et qu’ils ont soutenu que la Lune ne pouvait être une terre, parce qu’elle ne portait point d’animaux, qu’ils n’y auraient pu être que par la génération et la corruption, et que la Lune est incorruptible, qu’elle a toujours été portée d’une situation stable et constante, et qu’on n’y a remarqué aucun changement depuis le commencement du monde jusqu’à présent. Mais Hevelius leur répond que notre Terre, quelque corruptible qu’elle nous paraisse, n’a pas laissé de durer autant que la Lune, où il s’est pu faire des corruptions, dont nous ne nous sommes jamais aperçus, parce qu’elles s’y sont faites dans ses moindres parties, et sur sa simple surface; comme celles qui se font sur la surface de notre Terre, où nous ne les pourrions découvrir, si nous en étions aussi éloignés que de la Lune. Il ajoute plusieurs autres raisonnements qu’il confirme par un télescope de son invention, avec quoi il dit (et l’expérience en est facile et familière) qu’il a découvert dans la Lune que les parties plus luisantes et plus épaisses, les grandes et les petites, ont un juste rapport avec nos mers, nos rivières, nos lacs, nos plaines, nos montagnes et nos forêts.

      Enfin, notre divin Gassendi, si sage, si modeste, et si savant en toutes ces choses, ayant voulu se divertir, comme je crois qu’ont voulu faire les autres, a écrit sur ce sujet de même que Hevelius, ajoutant qu’il croit qu’il y a des montagnes dans la Lune, hautes quatre fois comme le mont Olympe, à prendre sa hauteur sur celle que lui donne Xénagoras, c’est-à-dire de quarante stades, qui reviennent environ à cinq milles d’Italie.

      Tout cela, Lecteur, te peut faire connaître que Monsieur de Bergerac ayant eu tant de grands hommes de son sentiment, il est d’autant plus à louer, qu’il a traité plaisamment une chimère dont ils ont traité trop sérieusement: aussi, avait-il cela de particulier, qu’il croyait qu’on devait rire et douter de tout ce que certaines gens assurent bien souvent aussi opiniâtrement que ridiculement; en sorte que je lui ai ouï dire beaucoup de fois qu’il avait autant de Farceurs qu’il rencontrait de Sidias (c’est le nom d’un pédant que Théophile, dans ses fragments comiques, fait battre à coups de poing contre un jeune homme à qui le pédant opiniâtrait qu’odor in pomo non erat forma, sed accidens), parce qu’il croyait qu’on pouvait donner ce nom à ceux qui disputent, avec la même opiniâtreté, de choses aussi inutiles.

      L’éducation que nous avions eue ensemble, chez un bon prêtre de la campagne qui tenait de petits pensionnaires, nous avait fait amis dès notre plus grande jeunesse, et je me souviens de l’aversion qu’il avait dès ce temps-là pour ce qui lui paraissait l’ombre d’un Sidias, parce que, dans la pensée que cet homme en tenait un peu, il le croyait incapable de lui enseigner quelque chose; de sorte qu’il faisait si peu d’état de ses leçons et de ses corrections, que son père, qui était un bon vieux Gentilhomme assez indifférent pour l’éducation de ses enfants, et trop crédule aux plaintes de celui-ci, l’en retira un peu trop brusquement; et, sans s’informer si son fils serait mieux autre part, il l’envoya à Paris, où il le laissa jusqu’à dix-neuf ans sur sa bonne foi. Cet âge, où la nature se corrompt plus aisément, et la grande liberté qu’il avait de ne faire que ce que bon lui semblait, le portèrent sur un dangereux penchant, où j’ose dire que je l’arrêtai; parce qu’ayant achevé mes études, et mon père voulant que je servisse dans les Gardes, je l’obligeai d’entrer avec moi dans la Compagnie de Monsieur de Carbon Casteljaloux. Les duels, qui semblaient, en ce temps-là l’unique et le plus prompt moyen de se faire connaître le rendirent en si peu de jours si fameux, que les Gascons, qui composaient presque seuls cette Compagnie, le considéraient comme le démon de la bravoure, et en comptaient autant de combats que de jours qu’il y était entré. Tout cela cependant ne le détournait point de ses études, et je le vis un jour dans un corps de garde travailler à une Elégie avec aussi peu de distraction, que s’il eût été dans un cabinet fort éloigné du bruit. Il alla quelque temps après au siège de Mouzon, où il reçut un coup de mousquet au travers du corps, et depuis, un coup d’épée dans la gorge, au siège d’Arras en 1640. Mais les incommodités qu’il souffrit pendant ces deux sièges, celles que lui laissèrent ces deux grandes plaies, les fréquents combats que lui attirait la réputation de son courage et de son adresse, qui l’engagèrent plus de cent fois à être second (car il n’eut jamais une querelle de son chef), le peu d’espérance qu’il avait d’être considéré, faute d’un patron, auprès de qui son génie tout libre le rendait incapable de s’assujettir, et enfin le grand amour qu’il avait pour l’étude, le firent renoncer entièrement au métier de la guerre, qui veut tout un homme, et qui le rend autant ennemi des Lettres que les Lettres le font ami de la paix. Je t’en particulariserais quelques combats qui n’étaient point des duels, comme fut celui où, de cent hommes attroupés pour insulter en plein jour à un de ses amis sur le fossé de la porte de Nesle, deux, par leur mort, et sept autres, par de grandes blessures, payèrent la peine de leur mauvais dessein. Mais, outre que cela passerait pour fabuleux, quoique fait à la vue de plusieurs personnes de qualité qui l’ont publié assez hautement pour empêcher qu’on n’en puisse douter, je crois n’en devoir pas dire davantage, puisque aussi bien en suis-je à l’endroit où il quitta Mars pour se donner à Minerve; je veux dire qu’il renonça si absolument à toutes sortes d’emplois depuis ce temps-là, que l’étude


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