La Comédie humaine, Volume 5. Honore de Balzac

La Comédie humaine, Volume 5 - Honore de Balzac


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de la maison. Elle serait ma fille, je ne l'aimerais pas davantage. Elle aura seize ans le 5 février prochain. Dieu veuille que je vive assez pour la marier à un homme qui la rende heureuse. J'ai voulu la mener au spectacle à Paris où elle venait pour la première fois; elle n'a pas voulu, le curé de Nemours le lui avait défendu. – Mais, lui ai-je dit, quand tu seras mariée, si ton mari veut t'y conduire? – Je ferai tout ce que désirera mon mari, m'a-t-elle répondu. S'il me demande quelque chose de mal et que je sois assez faible pour lui obéir, il sera chargé de ces fautes-là devant Dieu; aussi puiserai-je la force de résister dans son intérêt bien entendu.

      En entrant à Nemours, à cinq heures du matin, Ursule s'éveilla toute honteuse de son désordre, et de rencontrer le regard plein d'admiration de Savinien. Pendant l'heure que la diligence mit à venir de Bouron, où elle s'arrêta quelques minutes, le jeune homme s'était épris d'Ursule. Il avait étudié la candeur de cette âme, la beauté du corps, la blancheur du teint, la finesse des traits, le charme de la voix qui avait prononcé la phrase si courte et si expressive où la pauvre enfant disait tout en ne voulant rien dire. Enfin je ne sais quel pressentiment lui fit voir dans Ursule la femme que le docteur lui avait dépeinte en l'encadrant d'or avec ces mots magiques: sept à huit cent mille francs!

      – Dans trois ou quatre ans, elle aura vingt ans, j'en aurai vingt-sept; le bonhomme a parlé d'épreuves, de travail, de bonne conduite! Quelque fin qu'il paraisse, il finira par me dire son secret.

      Les trois voisins se séparèrent en face de leurs maisons, et Savinien mit de la coquetterie dans ses adieux en lançant à Ursule un regard plein de sollicitations. Madame de Portenduère laissa son fils dormir jusqu'à midi. Malgré la fatigue du voyage, le docteur et Ursule allèrent à la grand'messe. La délivrance de Savinien et son retour en compagnie du docteur avaient expliqué le but de son absence aux politiques de la ville et aux héritiers réunis sur la place en un conciliabule semblable à celui qu'ils y tenaient quinze jours auparavant. Au grand étonnement des groupes, à la sortie de la messe, madame de Portenduère arrêta le vieux Minoret, qui lui offrit le bras et la reconduisit. La vieille dame voulait le prier à dîner, ainsi que sa pupille, aujourd'hui même, en lui disant que monsieur le curé serait l'autre convive.

      – Il aura voulu montrer Paris à Ursule, dit Minoret-Levrault.

      – Peste! le bonhomme ne fait pas un pas sans sa petite bonne, s'écria Crémière.

      – Pour que la bonne femme Portenduère lui ait donné le bras, il doit se passer des choses bien intimes entre eux, dit Massin.

      – Et vous n'avez pas deviné que votre oncle a vendu ses rentes et débloqué le petit Portenduère! s'écria Goupil. Il avait refusé mon patron, mais il n'a pas refusé sa patronne… Ah! vous êtes cuits. Le vicomte proposera de faire un contrat au lieu d'une obligation, et le docteur fera reconnaître à son bijou de filleule par le mari tout ce qu'il sera nécessaire de donner pour conclure une pareille alliance.

      – Ce ne serait pas une maladresse que de marier Ursule avec monsieur Savinien, dit le boucher. La vieille dame donne à dîner aujourd'hui à monsieur Minoret, Tiennette est venue dès cinq heures me retenir un filet de bœuf.

      – Eh! bien, Dionis, il se fait de belle besogne?.. dit Massin en courant au-devant du notaire qui venait sur la place.

      – Eh! bien, quoi? tout va bien, répliqua le notaire. Votre oncle a vendu ses rentes, et madame de Portenduère m'a prié de passer chez elle pour signer une obligation de cent mille francs hypothéqués sur ses biens et prêtés par votre oncle.

      – Oui; mais si les jeunes gens allaient se marier?

      – C'est comme si vous me disiez que Goupil est mon successeur, répondit le notaire.

      – Les deux choses ne sont pas impossibles, dit Goupil.

      En revenant de la messe, la vieille dame fit dire par Tiennette à son fils de passer chez elle.

      Cette petite maison avait trois chambres au premier étage. Celle de madame de Portenduère et celle de feu son mari se trouvaient du même côté, séparées par un grand cabinet de toilette qu'éclairait un jour de souffrance, et réunies par une petite antichambre qui donnait sur l'escalier. La fenêtre de l'autre chambre, habitée de tout temps par Savinien, était, comme celle de son père, sur la rue. L'escalier se développait derrière de manière à laisser pour cette chambre un petit cabinet éclairé par un œil-de-bœuf sur la cour. La chambre de madame de Portenduère, la plus triste de toute la maison, avait vue sur la cour; mais la veuve passait sa vie dans la salle au rez-de-chaussée, qui communiquait par un passage avec la cuisine, bâtie au fond de la cour; en sorte que cette salle servait à la fois de salon et de salle à manger. Cette chambre de feu monsieur de Portenduère restait dans l'état où elle fut au jour de sa mort: il n'y avait que le défunt de moins. Madame de Portenduère avait fait elle-même le lit, en mettant dessus l'habit de capitaine de vaisseau, l'épée, le cordon rouge, les ordres et le chapeau de son mari. La tabatière d'or dans laquelle le vicomte prisa pour la dernière fois se trouvait sur la table de nuit avec son livre de prières, avec sa montre et la tasse dans laquelle il avait bu. Ses cheveux blancs, encadrés et disposés en une seule mèche roulée, étaient suspendus au-dessus du crucifix à bénitier placé dans l'alcôve. Enfin les babioles dont il se servait, ses journaux, ses meubles, son crachoir hollandais, sa longue-vue de campagne accrochée à sa cheminée, rien n'y manquait. La veuve avait arrêté le vieux cartel à l'heure de la mort, qu'il indiquait ainsi à jamais. On y sentait encore la poudre et le tabac du défunt. Le foyer était comme il l'avait laissé. Entrer là, c'était le revoir en retrouvant toutes les choses qui parlaient de ses habitudes. Sa grande canne à pomme d'or restait où il l'avait posée, ainsi que ses gros gants de daim tout auprès. Sur la console brillait un vase d'or grossièrement sculpté, mais d'une valeur de mille écus, offert par la Havane, que, lors de la guerre de l'indépendance américaine, il avait préservée d'une attaque des Anglais en se battant contre des forces supérieures après avoir fait entrer à bon port le convoi qu'il protégeait. Pour le récompenser, le roi d'Espagne l'avait fait chevalier de ses ordres. Porté pour ce fait dans la première promotion au grade de chef d'escadre, il eut le cordon rouge. Sûr alors de la première vacance, il épousa sa femme, riche de deux cent mille francs. Mais la Révolution empêcha la promotion, et monsieur de Portenduère émigra.

      – Où est ma mère? dit Savinien à Tiennette.

      – Elle vous attend dans la chambre de votre père, répondit la vieille servante bretonne.

      Savinien ne put retenir un tressaillement. Il connaissait la rigidité des principes de sa mère, son culte de l'honneur, sa loyauté, sa foi dans la noblesse, et il prévit une scène. Aussi allait-il comme à un assaut, le cœur agité, le visage presque pâle. Dans le demi-jour qui filtrait à travers les persiennes, il aperçut sa mère vêtue de noir et qui avait arboré un air solennel en harmonie avec cette chambre mortuaire.

      – Monsieur le vicomte, lui dit-elle en le voyant, se levant et lui saisissant la main pour l'amener devant le lit paternel, là a expiré votre père, homme d'honneur, mort sans avoir un reproche à se faire. Son esprit est là. Certes, il a dû gémir là-haut en apercevant son fils souillé par un emprisonnement pour dettes. Sous l'ancienne monarchie, on vous eût épargné cette tache de boue en sollicitant une lettre de cachet et vous enfermant pour quelques jours dans une prison d'État. Mais enfin vous voilà devant votre père qui vous entend. Vous qui savez tout ce que vous avez fait avant d'aller dans cette ignoble prison, pouvez-vous me jurer devant cette ombre et devant Dieu qui voit tout, que vous n'avez commis aucune action déshonorante, que vos dettes ont été la suite de l'entraînement de la jeunesse, et qu'enfin l'honneur est sauf! Si votre irréprochable père était là, vivant dans ce fauteuil, s'il vous demandait compte de votre conduite, après vous avoir écouté vous embrasserait-il?

      – Oui, ma mère, dit le jeune homme avec une gravité pleine de respect.

      Elle ouvrit alors ses bras et serra son fils sur son cœur en versant quelques larmes.

      – Oublions donc tout, dit-elle, ce n'est que l'argent de moins, je prierai Dieu qu'il nous le fasse retrouver, et, puisque tu es toujours digne de ton nom, embrasse-moi,


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