La Comédie humaine - Volume VII. Honore de Balzac
lui aurait-il valu l'assistance des hommes supérieurs, ou des femmes qui reconnaissent le génie dans son incognito. Si ce n'était pas le génie, c'était la forme qu'il prend; si ce n'était pas la force d'un grand cœur, c'était l'éclat qu'elle imprime au regard. Quoiqu'il pût exprimer la sensibilité la plus élevée, l'enveloppe de la timidité détruisait en lui jusqu'aux grâces de la jeunesse, de même que les glaces de la misère empêchaient son audace de se produire. La vie de province, sans issue, sans approbation, sans encouragement, décrivait un cercle où se mourait cette pensée qui n'en était même pas encore à l'aube de son jour. D'ailleurs Athanase avait cette fierté sauvage qu'exalte la pauvreté chez les hommes d'élite, qui les grandit pendant leur lutte avec les hommes et les choses, mais qui, dès l'abord de la vie, fait obstacle à leur avénement. Le génie procède de deux manières: ou il prend son bien comme Napoléon et Molière aussitôt qu'il le voit, ou il attend qu'on le vienne chercher quand il s'est patiemment révélé.
Le jeune Granson appartenait à la classe des hommes de talent qui s'ignorent et se découragent facilement. Son âme était contemplative, il vivait plus par la pensée que par l'action. Peut-être eût-il paru incomplet à ceux qui ne conçoivent pas le génie sans les pétillements passionnés du Français; mais il était puissant dans le monde des esprits, et il devait arriver, par une suite d'émotions dérobées au vulgaire, à ces subites déterminations qui les closent et font dire par les niais: Il est fou. Le mépris que le monde déverse sur la pauvreté tuait Athanase: la chaleur énervante d'une solitude sans courant d'air détendait l'arc qui se bandait toujours, et l'âme se fatiguait par cet horrible jeu sans résultat. Athanase était homme à pouvoir se placer parmi les plus belles illustrations de la France; mais cet aigle, enfermé dans une cage et s'y trouvant sans pâture, allait mourir de faim après avoir contemplé d'un œil ardent les campagnes de l'air et les Alpes où plane le génie. Quoique ses travaux à la Bibliothèque de la Ville échappassent à l'attention, il enfouissait dans son âme ses pensées de gloire, car elles pouvaient lui nuire; mais il tenait encore plus profondément enseveli le secret de son cœur, une passion qui lui creusait les joues et lui jaunissait le front. Il aimait sa parente éloignée, cette demoiselle Cormon que guettaient le chevalier de Valois et du Bousquier, ses rivaux inconnus. Cet amour fut engendré par le calcul. Mademoiselle Cormon passait pour une des plus riches personnes de la ville; le pauvre enfant avait donc été conduit à l'aimer par le désir du bonheur matériel, par le souhait mille fois formé de dorer les vieux jours de sa mère, par l'envie du bien-être nécessaire aux hommes qui vivent par la pensée; mais ce point de départ fort innocent déshonorait à ses yeux sa passion. Il craignait de plus le ridicule que le monde jetterait sur l'amour d'un jeune homme de vingt-trois ans pour une fille de quarante. Néanmoins sa passion était vraie; car ce qui dans ce genre peut sembler faux partout ailleurs, se réalise en province. En effet, les mœurs y étant sans hasards, ni mouvement, ni mystère, rendent les mariages nécessaires. Aucune famille n'accepte un jeune homme de mœurs dissolues. Quelque naturelle que puisse paraître, dans une capitale, la liaison d'un jeune homme comme Athanase avec une belle fille comme Suzanne; en province, elle effraie et dissout par avance le mariage d'un jeune homme pauvre là où la fortune d'un riche parti fait passer par-dessus quelque fâcheux antécédent. Entre la dépravation de certaines liaisons et un amour sincère, un homme de cœur sans fortune ne peut hésiter: il préfère les malheurs de la vertu aux malheurs du vice. Mais, en province, les femmes dont peut s'éprendre un jeune homme sont rares: une belle jeune fille riche, il ne l'obtiendrait pas dans un pays où tout est calcul; une belle fille pauvre, il lui est interdit de l'aimer; ce serait, comme disent les provinciaux, marier la faim et la soif; enfin une solitude monacale est dangereuse au jeune âge. Ces réflexions expliquent pourquoi la vie de province est si fortement basée sur le mariage. Aussi les génies chauds et vivaces, forcés de s'appuyer sur l'indépendance de la misère, doivent-ils tous quitter ces froides régions où la pensée est persécutée par une brutale indifférence, où pas une femme ne peut ni ne veut se faire sœur de charité auprès d'un homme de science ou d'art. Qui se rendra compte de la passion d'Athanase pour mademoiselle Cormon? Ce ne sera ni les gens riches, ces sultans de la société qui y trouvent des harems, ni les bourgeois qui suivent la grande route battue par les préjugés, ni les femmes qui ne voulant rien concevoir aux passions des artistes, leur imposent le talion de leurs vertus, en s'imaginant que les deux sexes se gouvernent par les mêmes lois. Ici, peut-être, faut-il en appeler aux jeunes gens souffrant de leurs premiers désirs réprimés au moment où toutes leurs forces se tendent, aux artistes malades de leur génie étouffé par les étreintes de la misère, aux talents qui d'abord persécutés et sans appuis, sans amis souvent, ont fini par triompher de la double angoisse de l'âme et du corps également endoloris. Ceux-là connaissent bien les lancinantes attaques du cancer qui dévorait Athanase; ils ont agité ces longues et cruelles délibérations faites en présence de fins si grandioses pour lesquelles il ne se trouve point de moyens; ils ont subi ces avortements inconnus où le frai du génie encombre une grève aride. Ceux-là savent que la grandeur des désirs est en raison de l'étendue de l'imagination. Plus haut ils s'élancent, plus bas ils tombent; et, combien ne se brise-t-il pas des liens dans ces chutes! leur vue perçante a, comme Athanase, découvert le brillant avenir qui les attendait, et dont ils ne se croyaient séparés que par une gaze; cette gaze qui n'arrêtait pas leurs yeux, la société la changeait en un mur d'airain. Poussés par une vocation, par le sentiment de l'art, ils ont aussi cherché maintes fois à se faire un moyen des sentiments que la société matérialise incessamment. Quoi! la province calcule et arrange le mariage dans le but de se créer le bien-être, et il serait défendu à un pauvre artiste, à l'homme de science, de lui donner une double destination, de le faire servir à sauver sa pensée en assurant l'existence? Agité par ces idées, Athanase Granson considéra d'abord son mariage avec mademoiselle Cormon comme une manière d'arrêter sa vie qui serait définie; il pourrait s'élancer vers la gloire, rendre sa mère heureuse, et il se savait capable de fidèlement aimer mademoiselle Cormon. Bientôt sa propre volonté créa, sans qu'il s'en aperçût, une passion réelle: il se mit à étudier la vieille fille, et par suite du prestige qu'exerce l'habitude, il finit par n'en voir que les beautés et par en oublier les défauts. Chez un jeune homme de vingt-trois ans, les sens sont pour tant de chose dans son amour! leur feu produit une espèce de prisme entre ses yeux et la femme. Sous ce rapport, l'étreinte par laquelle Chérubin saisit à la scène Marceline est un trait de génie chez Beaumarchais. Mais si l'on vient à songer que, dans la profonde solitude où la misère laissait Athanase, mademoiselle Cormon était la seule figure soumise à ses regards, qu'elle attirait incessamment son œil, que le jour tombait en plein sur elle, ne trouvera-t-on pas cette passion naturelle? Ce sentiment si profondément caché dut grandir de jour en jour. Les désirs, les souffrances, l'espoir, les méditations grossissaient dans le calme et le silence le lac où chaque heure mettait sa goutte d'eau, et qui s'étendait dans l'âme d'Athanase. Plus le cercle intérieur que décrivait l'imagination aidée par les sens s'agrandissait, plus mademoiselle Cormon devenait imposante, plus croissait la timidité d'Athanase. La mère avait tout deviné. La mère, en femme de province, calculait naïvement en elle-même les avantages de l'affaire. Elle se disait que mademoiselle Cormon se trouverait bien heureuse d'avoir pour mari un jeune homme de vingt-trois ans, plein de talent, qui ferait honneur à sa famille et au pays; mais les obstacles que le peu de fortune d'Athanase et que l'âge de mademoiselle Cormon mettaient à ce mariage lui paraissaient insurmontables: elle n'imaginait que la patience pour les vaincre. Comme du Bousquier, comme le chevalier de Valois, elle avait sa politique, elle se tenait à l'affût des circonstances, elle attendait l'heure propice avec cette finesse que donnent l'intérêt et la maternité. Madame Granson ne se défiait point du chevalier de Valois; mais elle avait supposé que du Bousquier, quoique refusé, conservait des prétentions. Habile et secrète ennemie du vieux fournisseur, madame Granson lui faisait un mal inouï pour servir son fils, à qui d'ailleurs elle n'avait encore rien dit de ses menées sourdes. Maintenant, qui ne comprendra l'importance qu'allait acquérir la confidence du mensonge de Suzanne, une fois faite à madame Granson? Quelle arme entre les mains de la dame de charité, trésorière de la Société Maternelle! Comme elle allait colporter doucereusement la nouvelle en quêtant pour la chaste Suzanne!
En ce moment, Athanase, pensivement accoudé sur la table, faisait jouer sa cuiller dans son bol vide en contemplant d'un