Mémoires de Hector Berlioz. Hector Berlioz
ils criaient tous à la fois, et comme ça les ennuyait, voilà M. Regnault et deux autres peintres qui s'en vont, en disant qu'ils se récusaient et qu'ils ne voteraient pas. Puis on a compté les bulletins qui étaient dans la hurne, et il vous a manqué deux voix. Voilà pourquoi vous n'avez que le second prix.
» – Je vous remercie, mon bon Pingard; mais, dites-moi, cela se passait-il de la même manière à l'académie du Cap de Bonne-Espérance?
» – Oh! par exemple! quelle farce! Une académie au Cap! un Institut hottentot! Vous savez bien qu'il n'y en a pas.
» – Vraiment! et chez les Indiens de Coromandel?
» – Point.
» – Et chez les Malais?
» – Pas davantage.
» – Ah ça! mais il n'y a donc point d'académie dans l'Orient?
» – Certainement non.
» – Les Orientaux sont bien à plaindre.
» – Ah! oui, ils s'en moquent pas mal!
» – Les barbares!»
Là-dessus je quittai le vieux concierge, gardien-huissier de l'Institut, en songeant à l'immense avantage qu'il y aurait à envoyer l'Académie civiliser l'île de Bornéo. Je ruminais déjà le plan d'un projet que je voulais adresser aux académiciens eux-mêmes, pour les engager à s'aller promener un peu au Cap de Bonne-Espérance, comme Pingard. Mais nous sommes si égoïstes nous autres Occidentaux, notre amour de l'humanité est si faible, que ces pauvres Hottentots, ces malheureux Malais qui n'ont pas d'académie, ne m'ont pas occupé sérieusement plus de deux ou trois heures; le lendemain je n'y songeais plus. Deux ans après, ainsi qu'on le verra, j'obtins enfin le premier grand prix. Dans l'intervalle, l'honnête Pingard était mort, et ce fut grand dommage; car s'il eût entendu mon Incendie du palais de Sardanapale, il eût été capable cette fois de me payer une tasse entière.
XXIV
Après ce concours et la distribution des prix qui le suivit, je retombai dans la sombre inaction qui était devenue mon état habituel. Toujours à peu près aussi obscur, planète ignorée, je tournais autour de mon soleil… soleil radieux… mais qui devait, hélas! s'éteindre si tristement… Ah! la belle Estelle, la Stella montis, ma Stella matutina, avait bien complètement disparu alors! perdue qu'elle était dans les profondeurs du ciel, et éclipsée par le grand astre de mon midi, je ne songeais guère à la voir jamais reparaître sur l'horizon… Évitant de passer devant le théâtre anglais, détournant les yeux pour ne point voir les portraits de miss Smithson exposés chez tous les libraires, je lui écrivais cependant, sans jamais recevoir d'elle une ligne de réponse. Après quelques lettres qui l'avaient plus effrayée que touchée, elle défendit à sa femme de chambre d'en recevoir d'autres de moi, et rien ne put changer sa détermination. Le théâtre anglais, en outre, allait être fermé; on parlait d'une excursion de toute sa troupe en Hollande, et déjà les dernières représentations de miss Smithson étaient annoncées. Je n'avais garde d'y paraître. Je l'ai déjà dit, revoir en scène Juliette ou Ophélia eût été pour moi une douleur au-dessus de mes forces. Mais une représentation au bénéfice de l'acteur français Huet ayant été organisée à l'Opéra-Comique, représentation dans laquelle figuraient deux actes du Roméo de Shakespeare, joués par miss Smithson et Abott, je me mis en tête de voir mon nom sur l'affiche, à côté de celui de la grande tragédienne. J'espérai obtenir un succès sous ses yeux, et, plein de cette idée puérile, j'allai demander au directeur de l'Opéra-Comique d'ajouter au programme de la soirée de Huet une ouverture de ma composition. Le directeur, d'accord avec le chef d'orchestre, y consentit. Quand je vins au théâtre pour la faire répéter, les artistes anglais achevaient la répétition de Romeo and Juliet; ils en étaient à la scène du tombeau. Au moment où j'entrai, Roméo éperdu emportait Juliette dans ses bras. Mon regard tomba involontairement sur le groupe shakespearien. Je poussai un cri et m'enfuis en me tordant les mains. Juliette m'avait aperçu et entendu… je lui fis peur. En me désignant, elle pria les acteurs qui étaient en scène avec elle de faire attention à ce gentleman dont les yeux n'annonçaient rien de bon.
Une heure après je revins, le théâtre était vide. L'orchestre s'étant assemblé, on répéta mon ouverture; je l'écoutai comme un somnambule, sans faire la moindre observation. Les exécutants m'applaudirent, je conçus quelque espoir pour l'effet du morceau sur le public et pour celui de mon succès sur miss Smithson. Pauvre fou!!!
On aura peine à croire à cette ignorance profonde du monde au milieu duquel je vivais.
En France, dans une représentation à bénéfice, une ouverture, fût-ce l'ouverture du Freyschütz ou celle de la Flûte enchantée, est considérée seulement comme un lever de rideau et n'obtient pas la moindre attention de l'auditoire. En outre, ainsi isolée et exécutée par un petit orchestre de théâtre, tel que celui de l'Opéra-Comique, cette ouverture fût-elle écoutée avec recueillement, n'amène jamais qu'un assez médiocre résultat musical. D'un autre côté, les grands acteurs invités en pareil cas par le bénéficiaire à prendre part à sa représentation, ne viennent au théâtre qu'au moment où leur présence y est nécessaire; ils ignorent en partie la composition du programme, et ne s'y intéressent nullement. Ils ont hâte de se rendre dans leur loge pour s'habiller, et ne restent point dans les coulisses à écouter ce qui ne les regarde pas. Je ne m'étais donc pas dit que si, par une exception improbable, mon ouverture, ainsi placée, obtenait un succès d'enthousiasme, était redemandée à grands cris par le public, miss Smithson préoccupée de son rôle, y réfléchissant dans sa loge, pendant que l'habilleuse la costumait, ne serait pas même informée du fait. Et, s'en fût-elle aperçue, la belle affaire! «Qu'est-ce que ce bruit, eût-elle dit en entendant les applaudissements?» – «Ce n'est rien, mademoiselle, c'est une ouverture qu'on fait recommencer.» De plus, que l'auteur de cette ouverture lui eût été ou non connu, un succès d'aussi mince importance ne pouvait suffire à changer en amour son indifférence pour lui. Rien n'était plus évident.
Mon ouverture fut bien exécutée, assez applaudie, mais non redemandée, et miss Smithson ignora tout complètement. Après un nouveau triomphe dans son rôle favori, elle partit le lendemain pour la Hollande. Un hasard (auquel elle n'a jamais cru) m'avait fait venir me loger rue Richelieu, nº 96, presque en face de l'appartement qu'elle occupait au coin de la rue Neuve-Saint-Marc.
Après être demeuré étendu sur mon lit, brisé, mourant, depuis la veille jusqu'à trois heures de l'après-midi, je me levai et m'approchai machinalement de la fenêtre comme à l'ordinaire. Une de ces cruautés gratuites et lâches du sort voulut qu'à ce moment même je visse miss Smithson monter en voiture devant sa porte et partir pour Amsterdam…
Il est bien difficile de décrire une souffrance pareille à celle que je ressentis; cet arrachement de cœur, cet isolement affreux, ce monde vide, ces mille tortures qui circulent dans les veines avec un sang glacé, ce dégoût de vivre et cette impossibilité de mourir; Shakespeare lui-même n'a jamais essayé d'en donner une idée. Il s'est borné, dans Hamlet, à compter cette douleur parmi les maux les plus cruels de la vie.
Je ne composais plus; mon intelligence semblait diminuer autant que ma sensibilité s'accroître. Je ne faisais absolument rien… que souffrir.
XXV
Le mois de juin revenu m'ouvrit de nouveau la lice de l'Institut. J'avais bon espoir d'en finir cette fois; de tous côtés m'arrivaient les prédictions les plus favorables. Les membres de la section de musique laissaient eux-mêmes entendre que j'obtiendrais à coup sûr le premier prix. D'ailleurs je concourais, moi lauréat du second prix, avec des élèves qui n'avaient encore obtenu aucune distinction, avec de simples bourgeois; et ma qualité de tête couronnée me donnait sur eux un grand avantage. À force de m'entendre dire que j'étais sûr de mon fait, je fis ce raisonnement malencontreux