La Becquée. Boylesve René

La Becquée - Boylesve René


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des javelles.

      – C'est toujours ça de gagné, dit Valentine; si vous ne couchiez pas là, madame me défendrait d'allumer…

      En revanche, madame lui avait bien recommandé d'éteindre la bougie avant de se déshabiller elle-même. Mais cela était contraire à ses habitudes. Je lui dis, entre les draps:

      – Il ne faut pas te gêner…

      Une jambe croisée sur le genou, à la caresse des dernières flammes, elle ôtait tranquillement son bas, après avoir à peu près tout ôté. Elle le jeta et me tira la langue.

      Le lendemain, Félicie partit encore pour Beaumont, avec la calèche; elle emmenait grand'mère Fantin, sa soeur, qui devait y rester près de la malade. Quand elle revint, elle parlait d'une consultation du docteur Léveillé, en hochant la tête. Elle prononça une phrase que l'on répéta souvent dans la suite: «Le premier casque à pointe qu'elle verra lui entrera dans le coeur.» Mais elle avait les bijoux.

      On ouvrit un puits perdu situé devant le perron de la maison neuve. Mesdemoiselles Victoire et Adélaïde tendaient les paquets d'argenterie enveloppés de linge; Félicie tenait la feuille d'inventaire, et pointait, à l'aide d'un crayon qui trouait le papier contre la paume de sa main. On remplit ainsi trois caisses que Fridolin cloua, ficela et cacheta. Puis on les descendit dans la fosse, comme des cercueils d'enfants. Deux essieux de tombereau rouillés furent croisés à l'orifice et recouverts de planches épaisses. Enfin, on jeta de la terre.

      Pendant longtemps, lorsqu'on passait à cet endroit, chacun frappait du talon pour éprouver le sol.

      Des semaines s'écoulèrent; le printemps revint. On ne parlait jamais des sujets graves devant moi; je m'amusais beaucoup; et il n'arriva rien.

      Un matin, de bonne heure, Félicie poussa la porte de notre chambre. Elle avait le teint brouillé, les yeux fiévreux. On crut que c'était le jour de ses névralgies. Mais elle ordonna à Valentine de m'emmener avec elle, et d'aller cueillir des morilles. Valentine objecta qu'il n'avait pas plu, la nuit, et qu'on ne trouverait pas de morilles.

      – C'est bon! c'est bon! je sais ce que je dis, faites-moi le plaisir de partir tout de suite.

      Puis elle parla à l'oreille de Valentine, qui leva les sourcils, me regarda et ne dit plus mot.

      Pendant qu'elle traversait la cuisine, Clarisse et la Boscotte se précipitèrent sur Valentine, lui parlèrent bas, et me regardèrent. Nous sortîmes par la porte jaune: on était aussitôt dans les champs. Valentine courut vers une de ses soeurs, toute droite et tricotant un bas, au milieu des dindons, sur un terrain pelé. Elle lui parla à l'oreille, et, quand je passai près d'elle, la petite me regarda, comme les femmes.

      Nous atteignîmes un cours d'eau, presque toujours à sec, qui traversait la propriété et lui donnait son nom: la Courance. Elle étendait en zigzag son lit inégal, tantôt raviné, profond ou rempli de sable, tantôt uni, à fleur de terre et tapissé d'une herbe fraîche. On ne passait près des buissons qui la bordaient qu'en les frappant de la canne afin de mettre en fuite les couleuvres. Et l'on s'entendait tout à coup héler d'en haut par un garçon ou par une fille de ferme juchés sur le pommeau d'un orme au tronc bossu, occupés à arracher les feuilles au long des tiges nouvelles.

      Valentine était préoccupée et ne cherchait point de morilles. Je marchais devant elle; je courais; et je revenais sur mes pas, comme un chien en promenade. Je lui demandai:

      – Pourquoi est-ce que tu es toute rouge?

      – Ce n'est pas vrai! je ne suis pas rouge.

      – Si, tu es rouge.

      Ses yeux brillaient; elle avait envie de dire quelque chose. Elle soupira:

      – Ah! si on ne me l'avait pas défendu!..

      – Qu'est-ce qu'on t'a défendu?

      – Mais, de vous le dire, donc!

      – De me dire quoi?

      – Ah! voilà!

      – Pourquoi est-ce qu'on t'a défendu de me le dire?

      – Parce que les grands malheurs, ça n'est pas fait pour les enfants.

      – C'est un grand malheur qui est arrivé.

      – Qui est-ce qui vous a dit ça?

      – C'est toi. Qu'est-ce que c'est, un grand malheur?

      – Ça dépend.

      – Est-ce que c'est d'être ruiné comme grand-père Fantin?..

      – Oh! il s'en fait de la bile, votre grand-père Fantin!..

      – Oui, avec grand-père Fantin on ne peut pas savoir, puisque tante Félicie dit que ce n'est qu'un saltimbanque; mais vois grand'mère: elle dit que c'est triste de vivre aux crochets des autres. Est-ce que c'est papa qui est ruiné? est-ce que c'est tante Félicie? est-ce que c'est l'oncle Goislard? Est-ce que c'est madame Leduc? Non; madame Leduc, c'est la plus riche de toute la famille.

      – Vous croyez ça? La dernière fois qu'elle est venue, et qu'on a mis la maison sens dessus dessous pour elle, elle avait des trous à ses bas!..

      – Ah!.. À moins que ce ne soit quelqu'un qui est mort?

      – Peut-être.

      – C'est mademoiselle Gillot?

      – Pourquoi?

      – Parce que c'est la plus vieille.

      – Il n'y a pas que les vieux qui meurent.

      – Non, mais alors il faut qu'on soit tout à fait malade.

      – Qu'est-ce que vous appelez être tout à fait malade?

      – C'est quand le curé vient.

      À ce moment, j'eus pour la première fois peur d'apprendre quelque chose de très désagréable, et je sentis que j'aimais autant ne pas m'en occuper. Je fis observer à Valentine:

      – Puisqu'on te l'a défendu, il ne faut pas le dire.

      Un chien aboyait, vers la ferme d'Épinay. Valentine m'arrêta par le bras.

      – Écoutez! On entend les voitures.

      Sa figure était coquelicot. Elle se hissa, un pied contre la verrue d'un orme, et elle regardait sur la route de Beaumont.

      Je la tirai par sa jupe:

      – Moi, je veux voir!

      – Vous le voulez?

      – Oui.

      – Vous ne direz pas, après, que c'est ma faute?

      Elle m'avait déjà soulevé, et je voyais comme elle. Dans l'intervalle du frais feuillage des noyers, au delà d'un champ d'avoine, on distinguait très bien les voitures montant au pas la côte, à la sortie du parc de Courance. La calèche allait la première, menée par Fridolin. Dans le break découvert, on reconnaissait Mesdemoiselles Victoire et Adélaïde avec la Boscotte, toutes enfouies sous des voiles noirs, et l'oncle Planté qui ne se déplaçait jamais.

      – C'est arrivé ce matin à cinq heures et demie, dit Valentine.

      Nous étions, elle et moi, aussi rouges que si l'on nous eût pris à manger du miel à l'office; et je ne pouvais rien dire du tout. Pourtant, les voitures passaient à portée de la voix, et d'ordinaire on eût crié: «Bonjour! bonjour! où allez-vous donc?» Je sentais contre mon front quelque chose de trop gros, qui ne parvenait pas à se loger dans ma cervelle d'enfant. Valentine me déposa à terre. Je pris un air très affairé; je marchais en soulevant du bout du pied le plus de cailloux possible, et je donnais de grands coups de baguette contre les buissons.

      Valentine fut longtemps aussi sans parler. Enfin, elle me dit:

      – Vous avez l'air de bouder.

      Je marchais toujours du pas d'un monsieur sérieux, sans me retourner, sans faire plus de chemin qu'il ne fallait. Désormais, j'aurais cru indécent de courir.

      II

      LES


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