Jacques le fataliste et son maître. Dénis Diderot
allons donc, du courage… La gauche sous le bas de la cuisse, là, au-dessus du bandage… Fort bien!..» Voilà les coutures coupées, les bandes déroulées, l'appareil levé et ma blessure à découvert. Le chirurgien tâte en dessus, en dessous, par les côtés, et à chaque fois qu'il me touche, il dit: «L'ignorant! l'âne! le butor! et cela se mêle de chirurgie! Cette jambe, une jambe à couper? Elle durera autant que l'autre: c'est moi qui vous en réponds.
– Je guérirai?
– J'en ai bien guéri d'autres.
– Je marcherai?
– Vous marcherez.
– Sans boiter?
– C'est autre chose; diable, l'ami, comme vous y allez! N'est-ce pas assez que je vous aie sauvé votre jambe? Au demeurant, si vous boitez, ce sera peu de chose. Aimez-vous la danse?
– Beaucoup.
– Si vous en marchez un peu moins bien, vous n'en danserez que mieux… Commère, le vin chaud… Non, l'autre d'abord: encore un petit verre, et votre pansement n'en ira pas plus mal.»
Il boit: on apporte le vin chaud, on m'étuve, on remet l'appareil, on m'étend dans mon lit, on m'exhorte à dormir si je puis, on ferme les rideaux, on finit la bouteille entamée, on en remonte une autre, et la conférence reprend entre le chirurgien, l'hôte et l'hôtesse.
Compère, cela sera-t-il long?
Très-long… À vous, compère.
Mais combien? Un mois?
Un mois! Mettez-en deux, trois, quatre, qui sait cela? La rotule est entamée, le fémur, le tibia… À vous, commère.
Quatre mois! miséricorde! Pourquoi le recevoir ici? Que diable faisait-elle à sa porte?
À moi; car j'ai bien travaillé.
Mon ami, voilà que tu recommences. Ce n'est pas là ce que tu m'as promis cette nuit; mais patience, tu y reviendras.
Mais, dis-moi, que faire de cet homme? Encore si l'année n'était pas si mauvaise!..
Si tu voulais, j'irais chez le curé.
Si tu y mets le pied, je te roue de coups.
Pourquoi donc, compère? la mienne y va bien.
C'est votre affaire.
À ma filleule; comment se porte-t-elle?
Fort bien.
Allons, compère, à votre femme et à la mienne; ce sont deux bonnes femmes.
La vôtre est plus avisée; elle n'aurait pas fait la sottise…
Mais, compère, il y a les sœurs grises.
Ah! commère! un homme, un homme chez les sœurs! Et puis il y a une petite difficulté un peu plus grande que le doigt… Buvons aux sœurs, ce sont de bonnes filles.
Et quelle difficulté?
Votre homme ne veut pas que vous alliez chez le curé, et ma femme ne veut pas que j'aille chez les sœurs… Mais, compère, encore un coup, cela nous avisera peut-être. Avez-vous questionné cet homme? Il n'est peut-être pas sans ressource.
Un soldat!
Un soldat a père, mère, frères, sœurs, des parents, des amis, quelqu'un sous le ciel… Buvons encore un coup, éloignez-vous, et laissez-moi faire.
Telle fut à la lettre la conversation du chirurgien, de l'hôte et de l'hôtesse: mais quelle autre couleur n'aurais-je pas été le maître de lui donner, en introduisant un scélérat parmi ces bonnes gens? Jacques se serait vu, ou vous auriez vu Jacques au moment d'être arraché de son lit, jeté sur un grand chemin ou dans une fondrière. – Pourquoi pas tué? – Tué, non. J'aurais bien su appeler quelqu'un à son secours; ce quelqu'un-là aurait été un soldat de sa compagnie: mais cela aurait pué le Cléveland22 à infecter. La vérité, la vérité! – La vérité, me direz-vous, est souvent froide, commune et plate; par exemple, votre dernier récit du pansement de Jacques est vrai, mais qu'y a-t-il d'intéressant? Rien. – D'accord. – S'il faut être vrai, c'est comme Molière, Regnard, Richardson, Sedaine; la vérité a ses côtés piquants, qu'on saisit quand on a du génie. – Oui, quand on a du génie; mais quand on en manque? – Quand on en manque, il ne faut pas écrire. – Et si par malheur on ressemblait à un certain poëte que j'envoyai à Pondichéry? – Qu'est-ce que ce poëte? – Ce poëte… Mais si vous m'interrompez, lecteur, et si je m'interromps moi-même à tout coup, que deviendront les amours de Jacques? Croyez-moi, laissons là le poëte… L'hôte et l'hôtesse s'éloignèrent… – Non, non, l'histoire du poëte de Pondichéry. – Le chirurgien s'approcha du lit de Jacques… – L'histoire du poëte de Pondichéry, l'histoire du poëte de Pondichéry. – Un jour il me vint un jeune poëte, comme il m'en vient tous les jours… Mais, lecteur, quel rapport cela a-t-il avec le voyage de Jacques le Fataliste et de son maître?.. – L'histoire du poëte de Pondichéry. – Après les compliments ordinaires sur mon esprit, mon génie, mon goût, ma bienfaisance, et autres propos dont je ne crois pas un mot, bien qu'il y ait plus de vingt ans qu'on me les répète, et peut-être de bonne foi, le jeune poëte tire un papier de sa poche: ce sont des vers, me dit-il. – Des vers! – Oui, monsieur, et sur lesquels j'espère que vous aurez la bonté de me dire votre avis. – Aimez-vous la vérité? – Oui, monsieur; et je vous la demande. – Vous allez la savoir. – Quoi! vous êtes assez bête pour croire qu'un poëte vient chercher la vérité chez vous? – Oui. – Et pour la lui dire? – Assurément! – Sans ménagement? – Sans doute: le ménagement le mieux apprêté ne serait qu'une offense grossière; fidèlement interprété, il signifierait, vous êtes un mauvais poëte; et comme je ne vous crois pas assez robuste pour entendre la vérité, vous n'êtes encore qu'un plat homme. – Et la franchise vous a toujours réussi? – Presque toujours… Je lis les vers de mon jeune poëte, et je lui dis: Non-seulement vos vers sont mauvais, mais il m'est démontré que vous n'en ferez jamais de bons. – Il faudra donc que j'en fasse de mauvais; car je ne saurais m'empêcher d'en faire. – Voilà une terrible malédiction! Concevez-vous, monsieur, dans quel avilissement vous allez tomber? Ni les dieux, ni les hommes, ni les colonnes, n'ont pardonné la médiocrité aux poëtes: c'est Horace qui l'a dit23. – Je le sais. – Êtes-vous riche? – Non. – Êtes-vous pauvre? – Très-pauvre. – Et vous allez joindre à la pauvreté le ridicule de mauvais poëte; vous aurez perdu toute votre vie, vous serez vieux. Vieux, pauvre et mauvais poëte; ah! monsieur, quel rôle! – Je le conçois, mais je suis entraîné malgré moi… (Ici Jacques aurait dit: Mais cela est écrit là-haut.) – Avez-vous des parents? – J'en ai. – Quel est leur état? – Ils sont joailliers. – Feraient-ils quelque chose pour vous? – Peut-être. – Eh bien! voyez vos parents, proposez-leur de vous avancer une pacotille de bijoux. Embarquez-vous pour Pondichéry; vous ferez de mauvais vers sur la route; arrivé, vous ferez fortune. Votre fortune faite, vous reviendrez faire ici tant de mauvais vers qu'il vous plaira, pourvu que vous ne les fassiez pas imprimer, car il ne faut ruiner personne… Il y avait environ douze ans que j'avais donné ce conseil au jeune homme, lorsqu'il m'apparut; je ne le reconnaissais pas. C'est moi, monsieur, me dit-il, que vous avez envoyé à Pondichéry. J'y ai été, j'ai amassé là une centaine de mille francs. Je suis revenu; je me suis remis à faire des vers, et en voilà que je vous apporte… Ils sont toujours mauvais? – Toujours; mais votre sort est arrangé, et je consens que vous continuiez
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V.
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«… Mediocribus esse poetis,
Non homines, non Di, non concessere columnæ.»